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les drapeaux qu’on n’avoit pu colorer par cette voie, à la vapeur de l’urine ; mais ces cas sont extrèmement rares. Je ferai observer que pendant tout le tems que dure cette préparation, l’on met presque tous les jours de l’urine dans la cuve ; & à l’égard de la chaux vive, on n’en met que trois fois pendant toute la durée de l’opération : il en est de même quand on y met de l’alun. On remarquera que toutes les fois qu’on expose de nouveaux drapeaux à la vapeur de l’urine, il faut, avant de les y exposer, bien remuer l’urine avec un bâton : on change de même le fumier à chaque nouvelle opération. Après que les femmes ont achevé toutes leurs préparations, qui se font chaque année, elles jettent l’urine de leur cuve qu’elles nettoyent bien.

Nous avons dit qu’on n’exposoit qu’une seule fois les drapeaux à la vapeur de l’urine ou du fumier : cette opération étant faite, comme je viens de la décrire, on a de nouveau suc de maurelle (car il est bon de faire observer que pendant toute la durée de cette préparation, il y a des hommes en campagne pour recueillir de la maurelle) ; on imbibe une seconde fois les drapeaux de ce nouveau suc, en faisant la même manœuvre qu’à la premiere opération, je veux dire qu’on savonne en quelque sorte les drapeaux avec ce nouveau suc, & on les fait bien sécher, comme nous avons dit. Si après cette seconde imbibition de suc les chiffons sont d’un bleu foncé tirant sur le noir, on ne leur fournit plus de nouveau suc ; alors la marchandise est dans l’état requis. Si les chiffons n’ont pas cette couleur foncée que je viens d’indiquer, on les imbibe de nouveau suc une troisieme fois, quelquefois une quatrieme, mais ces cas sont bien rares.

Les particuliers qui font cette préparation, ne commencent à imbiber leurs drapeaux de suc de maurelle que vers les dix ou onze heures du matin, comme j’en ai été témoin : la raison en est qu’alors le soleil commence à être dans sa plus grande force, & que les drapeaux étant exposés à son ardeur, sechent plus vîte. Le tems est très-favorable, comme je l’ai déja dit, quand le vent est majhistrâou ou nord ouest, & le soleil bien ardent. On se garde bien de faire cette préparation quand le vent est sud-est, ou, comme on dit dans ce pays-ci, marin ; on risqueroit alors de perdre tout le fruit de son travail : ce vent est fort humide, & les chiffons, pour réussir, doivent secher promptement. Il est arrivé dans certaines années pluvieuses, que des particuliers ont perdu leur maurelle, recueillie avec beaucoup de peine, faute de trouver un jour favorable.

Nous avons dit que quand la toile qu’on emploie est sale, on la lave & on la fait sécher ; de même il faut prendre garde qu’elle ne soit pas imbibée de quelque corps gras ou huileux. On me raconta qu’un particulier avoit employé dans sa fabrique certaines toiles qui avoient servi sur les vaisseaux ; elles étoient un peu enduites de gaudron, cela fit une mauvaise préparation, à cause que le gaudron empêchoit le suc de faire union avec le chanvre ; aussi lui confisqua-t-on sa marchandise, comme n’étant pas de recette.

Je remarquai, étant au grand Gallargues, que dans la grande quantité de drapeaux colorés, il y en avoit quelques morceaux qui n’avoient pas pris la couleur bleue. Je ne fus pas surpris de ce phénomene, dès que j’eus vu manœuvrer les femmes ; elles n’observent pas beaucoup de régularité en étendant leurs chiffons, tant sur la cuve que sur le fumier : la partie volatile de l’urine ou du fumier ne peut pas pénétrer par-tout également. D’ailleurs, si on a le malheur de laisser un peu trop long-tems les drapeaux à la vapeur du fumier, qui a beaucoup de force, il mange la couleur, si je puis m’exprimer ainsi ; au lieu d’être

bleue, elle tire sur la couleur de chair : les femmes appellent cela en leur langue faula. Aussi la plûpart de celles qui ont leurs chiffons sur du fumier extrêment fort, vont-elles les visiter souvent.

On m’a raconté à Gallargues & dans les lieux voisins, qu’on ne pouvoit préparer ces drapeaux de la maniere que je viens de décrire, que dans ce premier village seulement : les habitans du grand Gallargues & des environs le croient fermement ; voici les preuves qu’ils en donnent. Les filles de ce village, disent-ils, qui vont se marier ailleurs, par exemple, à Aigues-vives, autre village qui n’en est éloigné que d’une petite lieue, ne peuvent réussir à faire cette préparation, quoiqu’elles l’aient faite plusieurs fois dans leur maison. Tout ceci sent le merveilleux ; j’ai l’expérience du contraire. J’ai préparé moi-même à Montpellier dans mon laboratoire de pareils drapeaux, par le moyen de la vapeur de l’urine, & ils sont aussi beaux que ceux qu’on nous envoie de Gallargues. Il est vrai de dire, qu’au sujet des drapeaux qu’on prépare au grand Gallarques, on ne peut le faire que dans une partie de cette province & dans quelqu’autres voisines, comme la Provence & une partie du Dauphiné, où cette plante croît dans quelques cantons.

M. Nissolle dit, que la maurelle ne croît pas du côté de Lyon, ni en Auvergne : si elle croissoit en Hollande, les Hollandois ne seroient pas assez dupes pour nous acheter nos drapeaux ; ils les prépareroient chez eux, & par-là ils épargneroient beaucoup. Ce seroit au gouvernement à acheter ou à se procurer le secret des Hollandois pour faire la pierre bleue appellée tournesol ; le commerce en retireroit un grand avantage, & principalement cette province ; par ce moyen deux préparations se feroient dans le même pays. Il est impossible de faire la premiere, que dans le pays où la maurelle croît naturellement : s’il étoit nécessaire de la multiplier, on pourroit laisser murir la graine, & en semer des champs comme on seme le blé.

Je pense qu’un jour, il en faudra venir à ce que je propose ; cette année (1760), la maurelle a manqué, les marchands n’ont pas pû avoir la quantité des drapeaux qu’on leur demande d’Hollande ; on n’en a préparé à ce qu’on m’a assuré, que pour trois mille livres. Si le gouvernement n’y prend garde, on détruira entierement cette plante ; les paysans qui font cette recolte arrachent la plante, & alors la graine n’est pas mûre, & par-là on voit qu’elle ne peut pas se multiplier, ils assurent que ce qui a fait la rareté cette année de la maurelle, c’est la sécheresse, & qu’il n’a pas plû au commencement de l’été ; mais je crois que c’est faute de graine qu’il n’en vient point, cette plante n’étant pas vivace.

La maurelle ne peut pas être transportée fort loin, parce qu’il faut qu’elle soit verte pour être employée, & qu’on ne peut la garder trop long-tems sans qu’elle se gâte par une trop grande fermentation, comme on peut le voir dans la théorie que j’ai donnée du procedé. Voyez le mém. de l’acad. royale des Sciences, année 1754, pag. 698. & suiv.

Quand les drapeaux ou chiffons, préparés comme je viens de le dire, sont bien secs, on les emballé dans de grands sacs, on les y serre & presse bien, puis on fait un second emballage dans d’autres sacs dans de la toile avec de la paille, & on en forme des balles de trois ou quatre quintaux ; des marchands-commissionnaires de Montpellier ou des environs, les achetent pour les envoyer en Hollande, en les embarquant au port de Cette. Cette marchandise se vend 30 à 32 liv. le quintal ; elle a valu certaines années jusqu’à 50 liv. On m’a assuré qu’on fabriquoit toutes les années dans ce village (qui est composé de 230 maisons, & qui a mille habitans) de ces dra-