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Emmerets consultés à ce sujet, jugerent l’opération très-utile & très-praticable. Ils répondirent de la vie du malade, mais n’assurerent pas sa guérison ; ils firent cependant espérer quelque soulagement de l’intromission du sang d’un veau dont la fraîcheur, disoient-ils, & la douceur pourroient tempérer les ardeurs & les bouillons du sang avec lequel on le mêleroit ; cette opération fut faite le lundi 19 Décembre, en présence d’un grand nombre de personnes de l’art & de distinction ; on tira au patient dix onces de sang du bras, & l’opérateur gêné ne put lui en faire entrer qu’environ cinq ou six de celui du veau ; on fut obligé de suspendre l’opération, parce que le malade avertit qu’il étoit prêt à tomber en foiblesse ; on n’apperçut les jours suivans presque aucun changement ; on en attribua la cause à la petite quantité du sang transfusé ; on trouva cependant le malade un peu moins emporté dans ses paroles & ses actions, & l’on en conclut qu’il falloit réitérer encore une ou deux fois la transfusion. On en fit la seconde épreuve le mercredi suivant 21 Décembre ; l’on ne tira au malade que deux ou trois onces de sang, & on lui en fit passer près d’une livre de celui du veau. La dose du remede ayant été cette fois plus considérable, les effets en furent plus prompts & plus sensibles ; aussitôt que le sang commença d’entrer dans ses veines, il sentit la chaleur ordinaire le long du bras & sous l’aisselle ; son pouls s’éleva, & peu de tems après une grande sueur lui coula du visage ; son pouls varia fort dans cet instant : il s’écria qu’il n’en pouvoit plus des reins, que l’estomac lui faisoit mal, & qu’il étoit prêt à suffoquer ; on retira aussitôt la canule qui portoit le sang dans ses veines, & pendant qu’on lui fermoit la plaie, il vomit quantité d’alimens qu’il avoit pris demi-heure auparavant, passa une partie de la nuit dans les efforts du vomissement, & s’endormit ensuite : après un sommeil d’environ dix heures, il fit paroître beaucoup de tranquillité & de presence d’esprit ; il se plaignit de douleurs & de lassitude dans tous ses membres ; il pissa un grand verre d’urine noirâtre, & resta pendant toute la journée dans un assoupissement continuel, & dormit très-bien la nuit suivante ; le vendredi il rendit encore un verre d’urine aussi noire que la veille ; il saigna du nez abondamment, d’où l’on tira une indication pour lui faire une saignée copieuse.

Cependant le malade ne donna aucune preuve de folie, se confessa & communia pour gagner le jubilé, reçut avec beaucoup de joie & de démonstrations d’amitié sa femme contre laquelle il étoit particulierement déchaîné dans ses accès de folie ; un changement si considérable fit croire à tout le monde que la guérison étoit complette. Denis n’étoit pas aussi content que les autres ; il appercevoit de tems en tems encore quelques légéretés qui lui firent penser que pour perfectionner ce qu’il avoit si bien commencé, il falloit encore une troisieme dose de transfusion ; il différa cependant l’exécution de ce dessein, parce qu’il vit ce malade se remettre de jour en jour, & continuer à faire des actions qui prouvoient le bon état de sa tête. Lettre de Denis à M. **** Paris, 12 Janvier 1668.

Peu de tems après (le 10 Février 1668), M. Denis fit faire la transfusion à une femme paralytique sur laquelle un médecin avoit inutilement épuisé tout son savoir ; il l’avoit fait saigner cinq fois du pié & des bras, & lui avoit fait prendre l’émétique & une infinité de médecines & de lavemens. La transfusion étant décidée & la malade préparée, on choisit un sang qui eût assez de chaleur & de subtilité, ce fut le sang artériel d’un agneau ; on en fit passer en deux fois douze onces dans les veines de la paralytique ; l’opération fut suivie du succès le plus complet ; le sentiment & le mouvement revinrent dans toutes les parties

qui en étoient privées. Denis, lettre à M. Sorbiere, médecin, 2 Mars 1668.

Vers la fin du mois de Janvier le fou qui avoit donné de si grandes espérances, & qui avoit prodigieusement enflé le courage des transfuseurs, tomba malade (M. Denis ne marque pas le caractere de la maladie) ; sa femme lui ayant fait prendre quelques remedes qui n’eurent aucun effet, s’adressa à M. Denis, suivant ce qu’il écrit (lettre à M. Oldenburgh, secrétaire de l’acad. royale d’Angl. Paris, 15 Mai 1668), & le pria instamment de réitérer sur lui la transfusion. Ce ne fut qu’à force de prieres que ce médecin si impatient quelques jours auparavant de faire cette opération au même malade, s’y résolut alors ; à peine avoit-on ouvert la veine du pié pour lui tirer du sang pendant qu’une canule placée entre l’artere du veau & une veine du bras lui apportoit du nouveau sang, que le malade fut saisi d’un tremblement de tous les membres ; les autres accidens redoublerent ; l’on fut obligé de cesser l’opération à peine commencée ; & le malade mourut dans la nuit. Denis soupçonnant que cette mort étoit l’effet du poison que la femme avoit donné à ce fou pour s’en délivrer, & alléguant quelques poudres qu’elle lui avoit fait prendre, demanda l’ouverture du cadavre, & dit ne l’avoir pas pu obtenir ; il ajoute que la femme lui raconta qu’on lui offroit de l’argent pour soutenir que son mari étoit mort de la transfusion, & qu’elle lui proposa de lui en donner pour assurer le contraire ; à son refus la femme se plaignit, cria au meurtre ; Denis eut recours aux magistrats pour se justifier ; & de ces contestations résulta une sentence du Châtelet qui, comme nous l’avons déja remarqué, « fait défenses à toutes personnes de faire la transfusion sur aucun corps humain, que la proposition n’ait été reçue & approuvée par les médecins de la faculté de Paris, à peine de prison ».

Telle fut la fin des expériences de la transfusion sur les hommes, qu’on fit à Paris, qui, quoique présentées par les transfuseurs, & par conséquent sous le jour le plus avantageux & avec les circonstances les plus favorables, ne paroissent pas bien décisives pour cette opération. On voit que, suivant eux, de cinq personnes qui l’ont éprouvée, deux malades ont été guéris, un homme sain n’en a pas été incommodé, & deux autres n’ont pu éviter la mort, & de ces deux le fou a eu à la suite divers accidens, comme foiblesse, défaillance, vomissement, excrétion d’urines noires, assoupissement, saignement de nez, &c. & l’on ne sauroit douter que les avantages de cette opération n’ayent été sûrement exagérés par ceux qui la pratiquoient & s’en disoient les inventeurs ; leur honneur & leur fortune même étoient intéressés au succès de la transfusion ; & c’est une regle assez sure dans la pratique, qu’on doit être d’autant plus réservé à croire des faits dont on n’a pas été témoin, qu’ils sont plus merveilleux, & que ceux qui les racontent ont plus d’intérêt à les soutenir. Les bons effets de la transfusion paroîtront encore plus douteux, si l’on consulte les relations que les antitransfuseurs, surtout la Martiniere & Lami, donnent des cures opérées par son moyen ; & si l’on examine certaines circonstances sur lesquels on étoit généralement d’accord, mais que les transfuseurs supprimerent comme leur étant inutiles ou peu favorables.

On remarque en premier lieu, que le jeune homme qui a été le sujet de la premiere expérience, étoit domestique de Denis, & qu’on ne cite aucun témoin de cette opération ; la Martiniere ajoute que le témoignage d’un domestique est si peu concluant, qu’il se charge « de faire dire à sa servante que son chat ayant la jambe rompue, il l’a parfaitement guéri en deux heures ; le croira qui voudra ». 2°. On assure que la femme paralytique demeurant au fau-