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1°. Balbus est le seul, qui, n’étant citoyen romain que par grace, & n’ayant pas même l’avantage d’être né dans l’Italie, ait obtenu le plus grand honneur auquel un romain ait pu aspirer. 2°. Nul particulier n’eut cet honneur depuis le jeune Balbus. On ne sauroit alléguer sérieusement contre cette proposition l’exemple de Bélisaire qui triompha six cens ans après à Constantinople sous le regne de Justinien.

Il arrivoit quelquefois, que, si le sénat refusoit d’accorder le triomphe, à cause du défaut de quelque condition nécessaire, alors le général triomphoit sur le mont Albain. Papirius Massa fut le premier qui triompha de cette maniere l’an 522 de Rome.

Lorsque les avantages qu’on avoit remportés sur l’ennemi ne méritoient pas le grand triomphe, on accordoit au général le petit triomphe, nommé ovation : celui qui triomphoit ainsi, marchoit à pié ou à cheval, étoit couronné de myrthe, & immoloit une brebis. Il n’étoit pas même nécessaire d’être général d’armée, & d’avoir remporté quelque victoire pour obtenir ce triomphe ; on le décernoit quelquefois à ceux qui n’étant chargés d’aucune magistrature ni d’aucun commandement en chef, rendoient à l’état des services signalés.

Aussi trouvons-nous qu’un particulier obtint cet honneur l’an de Rome 800, quarante-septieme de Jesus-Christ, plus de cinquante ans depuis l’établissement de la monarchie ; je parle d’Aulus Plantius qui sous les auspices de Claude, avoit réduit en province la partie méridionale de la grande-Bretagne. L’empereur lui fit décerner le petit triomphe, alla même au-devant de lui le jour qu’il entra dans Rome, l’accompagna pendant la cérémonie, & lui donna toujours la main. Aulo Plantio etiam orationem decrevit, ingressoque urbem obviam progressus, & in capitolium eunti, & indè rursùs revertenti latus texit, dit Suétone. L’histoire ne fait mention d’aucune ovation qui soit postérieure à celle de Plantius.

Au reste, peu de personnes étoient curieuses d’obtenir ce triomphe, tandis que le grand triomphe étoit l’objet le plus flatteur de l’ambition de tous les Romains. Comme on jugeoit de la gloire d’un général par la quantité de l’or & de l’argent qu’on portoit à son triomphe il ne laissoit rien à l’ennemi vaincu. Rome s’enrichissoit perpétuellement, & chaque guerre la mettoit en état d’en entreprendre une autre.

Lorsque le jour destiné pour le triomphe étoit arrivé, le général revêtu d’une robe triomphale, ayant une couronne de laurier sur la tête, monté sur un char magnifique attelé de quatre chevaux blancs, étoit conduit en pompe au capitole, à-travers la ville. Il étoit précédé d’une foule immense de citoyens tous habillés de blanc. On portoit devant lui les dépouilles des ennemis, & des tableaux des villes qu’il avoit prises & des provinces qu’il avoit subjuguées. Devant son char marchoient les rois & les chefs ennemis qu’il avoit vaincus & faits prisonniers.

Le triomphateur montoit au capitole par la rue sacrée. Lorsqu’il étoit arrivé, il ordonnoit qu’on renfermât ses prisonniers, & quelquefois qu’on en fît mourir plusieurs. A la suite de ces prisonniers, étoient les victimes qu’on devoit immoler. Ceux qui suivoient le triomphateur de plus près, étoient ses parens & ses alliés. Ensuite marchoit l’armée avec toutes les marques d’honneur que chaque militaire avoit obtenues du général. Les soldats couronnés de lauriers, crioient, io triumphe, qui étoit un cri de joie ; ils chantoient aussi des vers libres, & souvent fort satyriques contre le général même.

On trouve dans les anciennes bacchanales quelques traces de cette licence. Elle regnoit dans les saturnales, dans les fêtes appellées matronales, & presque dans tous les jeux. Ceux du cirque en particulier

avoient leurs plaisans dans la marche solemnelle qui se faisoit depuis le capitole. Denis d’Halicarnasse dit que cette coutume bisarre ne venoit ni des Ombriens ni des Lucaniens ni des anciens peuples d’Italie, & que c’étoit une pure invention des Grecs qu’il compare à l’ancienne comédie d’Athènes.

Quelle que soit l’origine de cet usage, il est certain qu’il avoit lieu dans les triomphes, comme on le voit par le récit des l’historiens. Tite-Live, l. XXXIX. parlant du triomphe de Cn. Manlius Volso, qui avoit dompté les Gaulois d’Asie, dit que les soldats firent comprendre par leurs chansons, que ce général n’en étoit point aimé. Pline, liv. XIX. c. viij. observe que les soldats reprocherent à Jules-César son avarice pendant la pompe d’un de ses triomphes, disant hautement qu’il ne les avoit nourris que de légumes sauvages, & lorsque ce même dictateur eut réduit les Gaules, parmi toutes les chansons qui se firent contre lui, pendant la marche du triomphe, il n’y en eut point de plus piquante que celle où on lui reprochoit son commerce avec Nicomede, roi de Bithynie. Gallias Cæsar subegit, Nicomedes Cæsarem. Ecce Cæsar nunc triumphat qui subegit Gallias. Nicomedes non triumphat, qui subegit Cæsarem. On ne l’épargna pas non plus sur toutes ses autres galanteries, & c’étoit tout dire, que de crier devant lui ; Urbani, servate uxores, mæchum calvum adducimus. Suétone & Didon Cassius, liv. XLIII. nous rapportent tous ces détails.

Lorsqu’il n’y avoit point de prise du côté des vertus, on se rabattoit sur la naissance, ou sur quelqu’autre défaut. Nous en avons un exemple remarquable dans le triomphe de Ventidius Bassus, homme de basse extraction, mais que César avoit élevé à la dignité de pontife & de consul. Ce général triomphant des Parthes, selon le rapport d’Aulu-Gelle, l. I. c. iv. on chanta pendant la marche cette chanson : concurrite omnes augures, aruspices, Portentum inusitatum, conflatum est recens : mulos qui fricabat, consul factus est.

Velleius Paterculus, raconte que Lépide ayant proscrit son frere Paulus, ceux qui suivoient le char de triomphe, mêlerent parmi leurs satyres ce bon mot ; qui tombe sur une équivoque de la langue latine : de Germanis, non de Gallis triumphant duo consules. Martial, l. I. épigr. 4. après avoir prié Domitien de se dépouiller, pour lire ses ouvrages, de cette gravité qui séyoit à un empereur, ajoute que les triomphes même souffrent les jeux, & que le vainqueur ne rougit pas de servir de matiere aux railleries :

Consuevere jocos vestri quoque ferre triumphi,
Materiam dictis nec pudet esse ducem.

Enfin ; pour que le triomphateur ne s’enorgueillît pas de la pompe de son triomphe, on faisoit monter sur le même char un esclave préposé pour le faire souvenir de la condition humaine, si sujette aux caprices de la fortune. Il avoit ordre de lui répeter de tems-en-tems ces paroles, respice post te ; hominem memento te ; cet esclave est nommé ingénieusement par Pline, carnifex gloriæ, le bourreau de la gloire. Derriere le char pendoient un fouet & une sonnette.

Ce qu’il y a de plus étrange, c’est que dans ce même jour où le triomphateur étoit revêtu de l’autorité souveraine, il y avoit tel cas où les tribuns du peuple pouvoient le renverser de son char, & le faire conduire en prison.

Valere Maxime nous rapporte que la faction de ces magistrats plébéiens ayant formé cette entreprise violente contre Claudius, dans la marche de son triomphe, sa fille Claudia, qui étoit une des vestales, voyant qu’un des tribuns avoit déjà la main sur son pere, se jetta avec précipitation dans le char, & se