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ché d’une vérité qu’il étoit important même pour la postérité de faire venir jusqu’à nous, se crut obligé de découvrir au pape, que dans le tems qu’il gouvernoit l’abbaye de S. Médard, un de ses moines nommé Guernon s’étoit confessé publiquement avant sa mort d’avoir été un insigne faussaire, sur-tout dans la fabrication de deux actes essentiels qu’il avoit faits sous le nom du pape même ; l’un étoit le privilége de S. Oüen de Rouen, & l’autre celui de S. Augustin de Cantorbéri. Et comme les hommes récompensent souvent les crimes utiles plus libéralement qu’ils ne font les actions vertueuses, il avoüa qu’on lui avoit donné quelques ornemens d’église assez précieux pour mériter d’être offerts à son abbaye de S. Médard. C’est ce qu’on trouve dans une lettre originale de Gilles évêque d’Evreux au pape Alexandre, que le savant M. Warthon a fait imprimer dans son anglia sacra, in-folio 1691. La voici : ait catalaunensis episcopus, dum in ecclesiasticis beati Medardi officio abbatis fungeretur, quemdam Guernonem nomine ex monachis suis in ultimo confessionis articulo se falsarium fuisse confessum, & inter cætera quæ per diversas ecclesias frequentando, transcripserat, ecclesiam beati Audoeni & ecclesiam beati Augustini de Cantuaria, adulterinis privilegiis sub apostolico nomine se muniisse lamentabiliter pœnitendo asseruit. Quin & ob mercedem iniquitatis quædam se prætiosa ornamenta recepisse, confessus est, & in B. Medardi ecclesiam contulisse. Je m’étonne que M. Languet, évêque de Soissons, n’ait point rapporté ce fait, qui auroit extrémement figuré dans les factums qu’il a publiés contre l’abbaye de S. Corneille de Compiegne.

Venons maintenant aux regles qu’on a données pour distinguer dans ces anciens actes ceux qui sont faux ou altérés, d’avec ceux dont on croit que la vérité n’est pas suspecte.

I. La premiere est, dit-on, d’avoir des titres authentiques pour en comparer l’écriture avec celle des diplomes de la vérité desquels on est en doute.

Mais ce sera une difficulté d’être assûré de la certitude de celui qui doit servir de piece de comparaison. On en trouve la preuve même dans cette contestation diplomatique. Le pere Papebroeck apporte comme véritable le diplome de Dagobert pour l’abbaye de S. Maximin de Treves, au lieu que le pere Mabillon le croit faux & supposé. Il en est de même de deux titres produits par le pere Papebroeck comme certains, & comme pouvant servir de pieces de comparaison. L’un regarde l’empereur Charlemagne, & l’autre Lothaire II. fils de Lothaire I. empereur. Le pere Papebroeck les présente l’un & l’autre comme des titres incontestables, sur la vérité desquels on peut compter ; au lieu que le pere Mabillon donne des preuves suffisantes pour rejetter le premier, & fait naître de légitimes soupçons sur celui de Lothaire : auquel croire de ces deux savans ? On voit par-là que tous leurs égaux seront toûjours en dispute sur cette premiere regle, parce qu’ils seront rarement d’accord sur le titre qui doit les conduire & les guider dans leur examen. Les écritures d’un même siecle ont entr’elles quelque ressemblance, mais ce n’est pas la même main. C’est néanmoins cette main qu’il faudroit trouver pour en faire sûrement la comparaison ; chose absolument impossible. Et dès qu’il s’agit des huit ou neuf premiers siecles de notre ere chretienne, on sait combien il est difficile d’assûrer la vérité des titres qu’on attribue à ces anciens tems. Je n’ignore pas que l’homme intelligent & versé dans les différentes écritures, distinguera le titre faux d’avec celui qui est incontestable. Le faussaire, quoiqu’industrieux, ne sauroit toûjours imiter exactement cette liberté d’une main originale : on y trouve ou de la contrainte, ou des différences qui sont sensibles à l’homme pra-

tic dans l’examen des écritures : la précipitation, la

crainte même de ne pas imiter assez bien son modele, empêche & embarrasse quelquefois le faussaire. Je ne dis rien de la différence qui se trouve en un même tems entre les écritures des divers pays, qui est encore plus sensible que celles des différens siecles.

Peut-être ne sera-t-on pas fâché de savoir un fait singulier qui m’est arrivé à Amsterdam en 1711, sur la ressemblance des écritures. On vint proposer à un prince curieux & amateur, que j’accompagnois alors, le faux évangile de S. Barnabé ; c’est celui dont se servent les Mahométans, pour connoître l’histoire de J. C. qu’ils ne peuvent s’empêcher de regarder comme un grand prophete. Ce faux évangile qui manque au recueil de Fabricius, est en italien corrompu, ou plûtôt en langue franque, grand in-dix-huit, ou petit in octavo quarré, écrit il y a bien quatre cents ans. J’eus ordre de chercher un copiste pour le faire écrire ; j’en trouvai un, qui, pour preuve de son savoir & de son talent, en écrivit une page, que l’on ne put pas distinguer de l’original, tant l’un & l’autre avoient de ressemblance : il n’y avoit que le papier qui pût faire connoître la différence ; mais pour faire cesser le doute, il apporta le lendemain la même page imitée, au papier de laquelle il avoit donné le ton & la couleur de l’original qui étoit en papier du Levant. On peut conjecturer par ce fait, qui est certain, combien il est facile à quelques personnes d’imiter les écritures anciennes. Le prince acheta le faux évangile, & conserva la page imitée, & le tout est à présent dans la bibliotheque impériale de Vienne en Autriche. Ainsi cette premiere regle a ses difficultés, & ne peut être pratiquée que très-difficilement & avec beau, coup de circonspection. Passons à une autre.

II. Il est nécessaire, en second lieu, d’examiner la conformité ou la différence du style d’une piece à l’autre. Il faut savoir de quelle maniere les princes ont commencé & fini leurs diplomes, de quels termes particuliers ils se sont servis : toutes ces choses n’ont pas été les mêmes dans les divers tems & dans les différens pays : & même chaque reférendaire ou chancelier peut avoir changé en quelque chose la maniere de son prédécesseur, quoiqu’il y eût alors des formules, mais qui n’ont pas toûjours été scrupuleusement suivies. Autre source d’obscurités.

Quand on parle de style, & même d’ortographe, il ne faut pas croire que les commis préposés pour dresser ou copier un acte, ou un diplome, fussent dans le même siecle également versés dans le latin qui est la langue de ces diplomes. Depuis que les François, les Bourguignons, & les Saxons passerent dans les Gaules, ils y introduisirent le langage de leur nation qui devint la langue vulgaire : par-là le latin se corrompit beaucoup. Les commis & les copistes des chartes parloient comme les autres cette langue vulgaire ; & lorsqu’il falloit dresser ou copier un acte, ils introduisoient dans le latin & dans l’ortographe, celle qui étoit en usage dans la langue qui leur étoit la plus familiere.

Ne voyons-nous pas quelque chose de semblable dans les nations qui subsistent ? Qu’un anglois dicte ou prononce un discours latin, je défie un françois, ou de l’entendre, ou de l’écrire avec l’exactitude qu’exige cette langue ; j’en ai eu la preuve par moi-même : ce sont néanmoins des personnes du même tems. Le style aussi-bien que l’ortographe & la prononciation s’accommodoient à la langue qui se parloit vulgairement. Ainsi en Espagne, en Angleterre, en Hongrie, en Italie, le même mot s’écrivoit autrement que dans les Gaules. On connoît ces différences pour peu qu’on ait l’usage des manuscrits. Les fautes d’ortographe ne sont point par consé-