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Cependant ce tems arriva, & le vertige passa de la tête échauffée d’un pélerin, dans celle d’un pontife ambitieux & politique, & de celle-ci dans toutes les autres. Il est vrai que cet évenement extraordinaire fut préparé par plusieurs circonstances, entre lesquelles on peut compter l’intérêt des papes & de plusieurs souverains de l’Europe ; la haine des chrétiens pour les musulmans ; l’ignorance des laïcs, l’autorité des ecclésiastiques, l’avidité des moines ; une passion desordonnée pour les armes, & sur-tout la nécessité d’une diversion qui suspendît des troubles intestins qui duroient depuis long tems. Les laïcs chargés de crimes crûrent qu’ils s’en laveroient en se baignant dans le sang infidele ; ceux que leur état obligeoit par devoir à les desabuser de cette erreur, les y confirmoient, les uns par imbécillité & faux zele, les autres par une politique intéressée ; & tous conspirerent à venger un hermite Picard des avanies qu’il avoit essuyées en Asie, & dont il rapportoit en Europe le ressentiment le plus vif.

L’hermite Pierre s’adresse au pape Urbain II ; il court les provinces & les remplit de son enthousiasme. La guerre contre les infideles est proposée dans le concile de Plaisance, & prêchée dans celui de Clermont. Les seigneurs se défont de leurs terres ; les moines s’en emparent ; l’indulgence tient lieu de solde : on s’arme ; on se croise, & l’on part pour la Terre-sainte.

La croisade, dit M. Fleury, servoit de prétexte aux gens obérés pour ne point payer leurs dettes ; aux malfaiteurs pour éviter la punition de leurs crimes ; aux ecclésiastiques indisciplinés pour secoüer le joug de leur état ; aux moines indociles pour quitter leurs cloîtres ; aux femmes perdues pour continuer plus librement leurs desordres. Qu’on estime par-là quelle devoit être la multitude des croisés ?

Le rendez-vous est à Constantinople. L’hermite Pierre, en sandales & ceint d’une corde, marche à la tête de quatre-vingts mille brigands ; car comment leur donner un autre nom, quand on se rappelle les horreurs auxquelles ils s’abandonnerent sur leur route ? Ils volent, massacrent, pillent, & brûlent. Les peuples se soulevent contr’eux. Cette croix rouge qu’ils avoient prise comme la marque de leur piété, devient pour les nations qu’ils traversent le signal de s’armer & de courir sur eux. Ils sont exterminés ; & de cette foule, il ne reste que vingt mille hommes au plus qui arrivent devant Constantinople à la suite de l’hermite.

Une autre troupe qu’un prédicateur Allemand appellé Godescal traînoit après lui, coupable des mêmes excès, subit le même sort. Une troisieme horde composée de plus de deux cents mille personnes, tant femmes que prêtres, paysans, écoliers, s’avance sur les pas de Pierre & de Godescal ; mais la fureur de ces derniers tomba particulierement sur les Juifs. Ils en massacrerent tout autant qu’ils en rencontrerent ; ils croyoient, ces insensés & ces impies, venger dignement la mort de Jesus-Christ, en égorgeant les petits-fils de ceux qui l’avoient crucifié. La Hongrie fut le tombeau commun de tous ces assassins. Pierre renforça ses croisés de quelques autres vagabonds Italiens & Allemands, qu’il trouva devant Constantinople. Alexis Comnene se hâta de transporter ces enthousiastes dangereux au-delà du Bosphore. Soliman soudan de Nicée tomba sur eux, & le fer extermina en Asie, ce qui étoit échappé à l’indignation des Bulgares & des Hongrois, & à l’artifice des Grecs.

Les croisés que Godefroi de Bouillon commandoit furent plus heureux ; ils étoient au nombre de soixante & dix mille hommes de pié, & de dix mille hommes de cheval. Ils traverserent la Hongrie. Cependant Hugues frere de Philippe I. roi de France,

marche par l’Italie avec d’autres croisés ; Robert duc de Normandie, fils aîné de Guillaume le Conquérant est parti ; le vieux Raimond comte de Toulouse passe les Alpes à la tête de dix mille hommes, & le Normand Boemond, mécontent de sa fortune en Europe, en va chercher en Asie une plus digne de son courage.

Lorsque cette multitude fut arrivée dans l’Asie mineure, on en fit la revûe près de Nicée ; & il se trouva cent mille cavaliers & six cents mille fantassins. On prit Nicée. Soliman fut battu deux fois. Un corps de vingt mille hommes de pié & de quinze mille cavaliers assiégea Jérusalem, & s’en empara d’assaut. Tout ce qui n’étoit pas chrétien fut impitoyablement égorgé ; & dans un assez court intervalle de tems, les chrétiens eurent quatre établissemens au milieu des infideles, à Jérusalem, à Antioche, à Edesse, & à Tripoli.

Boemond posseda le pays d’Antioche. Baudoüin frere de Godefroi alla jusqu’en Mésopotamie s’emparer de la ville d’Edesse ; Godefroi commanda dans Jérusalem, & le jeune Bertrand fils du comte de Toulouse s’établit dans Tripoli.

Hugues frere de Philippe I, de retour en France avant la prise de Jérusalem, repassa en Asie avec une nouvelle multitude mêlée d’Allemans & d’Italiens ; elle étoit de trois cents mille hommes. Soliman en défit une partie ; l’autre périt aux environs de Constantinople, avant que d’entrer en Asie ; Hugues y mourut presqu’abandonné.

Baudoüin regna dans Jérusalem après Godefroi ; mais Edesse qu’il avoit quittée ne tarda pas à être reprise, & Jérusalem où il commandoit à être menacée.

Tel étoit l’état foible & divisé des chrétiens en Orient, lorsque le pape Eugene III. proposa une autre croisade. S. Bernard son maître la prêcha à Vezelai en Bourgogne, où l’on vit sur le même échafaud un moine & un souverain exhortant alternativement les peuples à cette expédition. Soixante & dix mille François se croiserent sous Louis le Jeune. Soixante & dix mille Allemans se croiserent peu de tems après sous l’empereur Conrad III, & les historiens évaluent cette émigration à trois cents mille hommes. Le fameux Fréderic Barberousse suivoit son oncle Conrad. Ils arrivent : ils sont défaits. L’empereur retourna presque seul en Allemagne ; & le roi de France revint avec sa femme, qu’il répudia bien-tôt après pour sa conduite pendant le voyage.

La principauté d’Antioche subsistoit toûjours. Amauri avoit succédé dans Jérusalem à Baudoüin, & Gui de Lusignan à ce dernier. Lusignan marche contre Saladin, qui s’avançoit vers Jérusalem dans le dessein de l’assiéger. Il est vaincu & fait prisonnier Saladin entra dans Jérusalem ; mais il en usa avec les habitans de cette ville de la maniere la plus honteuse pour les chrétiens, à qui il sçut bien reprocher la barbarie de leurs peres. Lusignan ne sortit de ses fers qu’au bout d’un an.

Outre la principauté d’Antioche, les chrétiens d’Orient avoient conservé au milieu de ces desastres Joppé, Tyr, & Tripoli. Ce fut alors que le pape Clément III. remua la France, l’Angleterre, & l’Allemagne en leur faveur. Philippe Auguste régnoit en France, Henri II. en Angleterre, & Fréderic Barberousse en Allemagne. Les rois de France & d’Angleterre cesserent de tourner leurs armes l’un contre l’autre pour les porter en Asie ; & l’empereur partit à la tête de cent cinquante mille hommes. Il vainquit les Grecs & les Musulmans. Des commencemens si heureux présagerent pour la suite les plus grands succès, lorsque Barberousse mourut. Son armée réduite à sept à huit mille hommes, alla vers Antioche sous la conduite du duc de Soüabe son fils, se joindre