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c’est de-là qu’a toûjours dépendu la durée de la démocratie, & sa prospérité. Solon partagea le peuple d’Athenes en quatre classes. Conduit par l’esprit de démocratie, il ne fit pas ces quatre classes pour fixer ceux qui devoient élire, mais ceux qui pouvoient être élûs ; & laissant à chaque citoyen le droit de suffrage, il voulut que dans chacune de ces quatre classes on pût élire des juges, mais seulement des magistrats dans les trois premieres, composées des citoyens aisés.

Les lois qui établissent le droit du suffrage, sont donc fondamentales dans ce gouvernement. En effet, il est aussi important d’y regler comment, par qui, à qui, sur quoi les suffrages doivent être donnés, qu’il l’est dans une monarchie de savoir quel est le monarque, & de quelle maniere il doit gouverner. Il est en même tems essentiel de fixer l’âge, la qualité, & le nombre de citoyens qui ont droit de suffrage ; sans cela on pourroit ignorer si le peuple a parlé, ou seulement une partie du peuple.

La maniere de donner son suffrage, est une autre loi fondamentale de la démocratie. On peut donner son suffrage par le sort ou par le choix, & même par l’un & par l’autre. Le sort laisse à chaque citoyen une espérance raisonnable de servir sa patrie ; mais comme il est défectueux par lui-même, les grands législateurs se sont toûjours attachés à le corriger. Dans cette vûe, Solon régla qu’on ne pourroit élire que dans le nombre de ceux qui se presenteroient ; que celui qui auroit été élû, seroit examiné par des juges, & que chacun pourroit l’accuser sans être indigne. Cela tenoit en même tems du sort & du choix. Quand on avoit fini le tems de sa magistrature, il falloit essuyer un autre jugement sur la maniere dont on s’étoit comporté. Les gens sans capacité, observe ici M. de Montesquieu, devoient avoir bien de la répugnance à donner leur nom pour être tirés au sort.

La loi qui fixe la maniere de donner son suffrage, est une troisieme loi fondamentale dans la démocratie. On agite à ce sujet une grande question, je veux dire si les suffrages doivent être publics ou secrets ; car l’une & l’autre méthode se pratique diversement dans différentes démocraties. Il paroit qu’ils ne sauroient être trop secrets pour en maintenir la liberté, ni trop publics pour les rendre authentiques, pour que le petit peuple soit éclairé par les principaux, & contenu par la gravité de certains personnages. A Genêve, dans l’élection des premiers magistrats, les citoyens donnent leurs suffrages en public, & les écrivent en secret ; ensorte qu’alors l’ordre est maintenu avec la liberté.

Le peuple qui a la souveraine puissance, doit faire par lui même tout ce qu’il peut bien faire ; & ce qu’il ne peut pas bien faire, il faut qu’il le fasse par ses ministres : or les ministres ne sont point à lui, s’il ne les nomme. C’est donc une quatrieme loi fondamentale de ce gouvernement, que le peuple nomme ses ministres, c’est-à-dire ses magistrats. Il a besoin comme les monarques, & même plus qu’eux, d’être conduit par un conseil ou sénat : mais pour qu’il y ait confiance, il faut qu’il en élise les membres, soit qu’il les choisisse lui-même, comme à Athenes, ou par quelque magistrat qu’il a établi pour les élire, ainsi que cela se pratiquoit à Rome dans quelques occasions. Le peuple est très-propre à choisir ceux à qui il doit confier quelque partie de son autorité. Si l’on pouvoit douter de la capacité qu’il a pour discerner le mérite, il n’y auroit qu’à se rappeller cette suite continuelle de choix excellens que firent les Grecs & les Romains : ce qu’on n’attribuera pas sans doute au hasard. Cependant comme la plûpart des citoyens qui ont assez de capacité pour élire, n’en ont pas assez pour être élûs ; de même le

peuple, qui a assez de capacité pour se faire rendre compte de la gestion des autres, n’est pas propre à gérer par lui-même, ni à conduire les affaires, qui aillent avec un certain mouvement qui ne soit ni trop lent ni trop vîte. Quelquefois avec cent mille bras il renverse tout ; quelquefois avec cent mille piés, il ne va que comme les insectes.

C’est enfin une loi fondamentale de la démocratie, que le peuple soit législateur. Il y a pourtant mille occasions où il est nécessaire que le sénat puisse statuer ; il est même souvent à-propos d’essayer une loi avant que de l’établir. La constitution de Rome & celle d’Athenes étoient très-sages : les arrêts du sénat avoient force de loi pendant un an ; ils ne devenoient perpétuels que par la volonté du peuple : mais quoique toute démocratie doive nécessairement avoir des lois écrites, des ordonnances, & des réglemens stables, cependant rien n’empêche que le peuple qui les a donnés, ne les révoque, ou ne les change toutes les fois qu’il le croira nécessaire, à moins qu’il n’ait juré de les observer perpétuellement ; & même en ce cas-là, le serment n’oblige que ceux des citoyens qui l’ont eux-mêmes prété.

Telles sont les principales lois fondamentales de la démocratie. Parlons à présent du ressort, du principe propre à la conservation de ce genre de gouvernement. Ce principe ne peut être que la vertu, & ce n’est que par elle que les démocraties se maintiennent. La vertu dans la démocratie est l’amour des lois & de la patrie : cet amour demandant un renoncement à soi-même, une préférence continuelle de l’intérêt public au sien propre, donne toutes les vertus particulieres ; elles ne sont que cette préférence. Cet amour conduit à la bonté des mœurs, & la bonté des mœurs mene à l’amour de la patrie ; moins nous pouvons satisfaire nos passions particulieres, plus nous nous livrons aux générales.

La vertu dans une démocratie, renferme encore l’amour de l’égalité & de la frugalité ; chacun ayant dans ce gouvernement le même bonheur & les mêmes avantages, y doit goûter les mêmes plaisirs, & former les mêmes espérances : choses qu’on ne peut attendre que de la frugalité générale. L’amour de l’égalité borne l’ambition au bonheur de rendre de plus grands services à sa patrie, que les autres citoyens. Ils ne peuvent pas lui rendre tous des services égaux, mais ils doivent également lui en rendre. Ainsi les distinctions y naissent du principe de l’égalité, lors même qu’elle paroît ôtée par des services heureux, & par des talens supérieurs. L’amour de la frugalité borne le desir d’avoir à l’attention que demande le nécessaire pour sa famille, & même le superflu pour sa patrie.

L’amour de l’égalité & celui de la frugalité sont extrèmement excités par l’égalité & la frugalité même, quand on vit dans un état où les lois établissent l’un & l’autre. Il y a cependant des cas où l’égalité entre les citoyens peut être ôtée dans la démocratie, pour l’utilité de la démocratie.

Les anciens Grecs pénétrés de la nécessité que les peuples qui vivoient sous un gouvernement populaire, fussent élevés dans la pratique des vertus nécessaires au maintien des démocraties, firent pour inspirer ces vertus, des institutions singulieres. Quand vous lisez dans la vie de Lycurgue les lois qu’il donna aux Lacédémoniens, vous croyez lire l’histoire des Sévarambes. Les lois de Crete étoient l’original de celles de Lacédémone, & celles de Platon en étoient la correction.

L’éducation particuliere doit encore être extrèmement attentive à inspirer les vertus dont nous avons parlé ; mais pour que les enfans les puissent avoir, il y a un moyen sûr, c’est que les peres les ayent eux-mêmes. On est ordinairement le maître