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piece qu’elles trouvent en leur chemin. La tour est la piece la plus considérable du jeu, après la dame, parce qu’avec le roi seul elle peut donner échec & mat, ce que ne sauroient faire ni le fou ni le cavalier.

Les huit pions se placent sur les huit cases de la deuxieme ligne : leur mouvement est droit de case en case : ils ne vont jamais de biais, si ce n’est pour prendre quelque piece : ils ont le pouvoir d’aller deux cases, mais seulement le premier coup qu’ils jouent, après quoi ils ne marchent plus que case à case. Quand un pion arrive sur quelqu’une des cases de la derniere ligne de l’échiquier, qui est la premiere ligne de l’ennemi, alors on en fait une dame, qui a toutes les démarches, les avantages & les propriétés de la dame ; & si le pion donne échec, il oblige le roi de sortir de sa place. Il faut de plus remarquer que le pion ne peut pas aller deux cases, encore que ce soit son premier coup, quand la case qu’il veut passer est vûe par quelque pion de son ennemi. Par exemple, si le pion du chevalier du roi blanc est à la quatrieme case du chevalier du roi noir, le pion du fou du roi noir ne peut pas pousser deux cases, parce qu’il passeroit par-dessus la case qui est vûe par le pion du cavalier du roi blanc, qui pourroit le prendre au passage. L’on en peut dire autant de tous les autres pions ; néanmoins le contraire se pratique quelquefois, & principalement en Italie, où l’on appelle cette façon de jouer, passer bataille.

La maniere dont les pieces de ce jeu se prennent l’une l’autre, n’est pas en sautant par-dessus, comme aux dames, ni en battant simplement les pieces, comme l’on bat les dames au trictrac ; mais il faut que la piece qui prend se mette à la place de celle qui est prise, en ôtant la derniere de dessus l’échiquier.

Echec est un coup qui met le roi en prise, mais comme par le principe de ce jeu il ne se peut prendre, ce mot se dit pour l’avertir de quitter la case où il est, ou de se couvrir de quelqu’une de ses pieces ; car en cette rencontre il ne peut pas sauter, comme nous avons dit ci-dessus. L’on appelle échec double, quand le roi le reçoit en même tems de deux pieces ; alors il ne s’en peut parer qu’en changeant de place, ou bien en prenant l’une de ces deux pieces sans se mettre en échec de l’autre. Le pat ou mat suffoqué, c’est quand le roi n’ayant plus de pieces qui se puissent joüer, & se trouvant environné des pieces ennemies, sans être en échec, il ne peut pourtant changer de place sans s’y mettre, auquel cas on n’a ni perdu ni gagné, & le jeu se doit recommencer.

L’échec & mat aveugle est ainsi appellé, lorsque l’un des joüeurs gagne sans le savoir, & sans le dire au moment qu’il le donne ; alors quand on joue à toute rigueur, il ne gagne que la moitié de ce qu’on a mis au jeu. Enfin l’échec & mat est ce qui finit le jeu, lorsque le roi se trouve en échec dans la case où il est, qu’il ne peut sortir de sa place sans se mettre encore en échec, & qu’il ne sauroit se couvrir d’aucune de ses pieces : c’est pour lors qu’il demeure vaincu, & qu’il est obligé de se rendre.

On conçoit aisément par le nombre des pieces la diversité de leurs marches, & le nombre des cases, combien ce jeu doit être difficile. Cependant nous avons eu à Paris un jeune homme de l’âge de 18 ans, qui joüoit à la fois deux parties d’échecs sans voir le damier, & gagnoit deux joüeurs au-dessus de la force médiocre, à qui il ne pouvoit faire à chacun en particulier avantage que du cavalier, en voyant le damier, quoiqu’il fût de la premier force. Nous ajoûterons à ce fait une circonstance dont nous avons été témoins oculaires ; c’est qu’au milieu d’une de ses parties, on lui fit une fausse marche de propos délibéré, & qu’au bout d’un assez grand nombre de

coups, il reconnut la fausse marche, & fit remettre la piece où elle devoit être. Ce jeune homme s’appelle M. Philidor ; il est fils d’un musicien qui a eu de la réputation ; il est lui-même grand musicien, & le premier joüeur de dames polonoises qu’il y ait peut-être jamais eu, & qu’il y aura peut-être jamais. C’est un des exemples les plus extraordinaires de la force de la mémoire & de l’imagination. Il est maintenant à Paris.

On fait les pieces ou jeu des échecs d’os, d’ivoire, ou de bois, différemment tournées, pour les caractériser ; & de plus, chacun reconnoît ses pieces par la couleur qui les distingue. Autrefois on joüoit avec des échecs figurés, comme le sont ceux qu’on conserve dans le thrésor de Saint-Denis. A présent on y met la plus grande simplicité.

Il est singulier combien de gens de lettres sont attachés à rechercher l’origine de ce jeu ; je me contenterai de citer un Espagnol, un Italien, & un François. Lojes de Segura, de la invention del juego del axedres : son livre est imprimé à Alcala, en 1661, in-4°. Dominico Tarsia, de l’invenzione degli scacchi, à Venise, in-8°. Opinions du nom & du jeu des échets, par M. Sarrasin, Paris, in-12. N’oublions pas de joindre ici un joli poëme latin de Jérôme Vida, traduit dans notre langue par M. Louis des Mazures.

Les Chinois ont fait quelques changemens à ce jeu ; ils y ont introduit de nouvelles pieces, sous le nom de canons ou de mortiers. On peut voir le détail des regles de leurs échecs, dans la relation de Siam de M. de la Loubere, & dans le livre du savant Hyde, de ludis orientalium. Tamerlan y fit encore de plus grands changemens : par les pieces nouvelles qu’il imagina, & par la marche qu’il leur donna, il augmenta la difficulté d’un jeu déjà trop composé pour être regardé comme un délassement. Mais l’on a suivi en Europe l’ancienne maniere de joüer, dans laquelle nous avons eu de tems en tems d’excellens maîtres, entre autres le sieur Boi, communément appellé le Syracusain, qui par cette raison sut fort considéré à la cour d’Espagne du tems de Philippe II. & dans le dernier siecle, Gioachim Greco, connu sous le nom de Calabrois, qui ne put trouver son égal à ce jeu dans les diverses cours de l’Europe. On a recueilli de la maniere de joüer de ces deux champions, quelques fragmens dont on a composé un corps régulier, qui contient la science pratique de ce jeu, & qui s’appelle le Calabrois. Il est fort aisé de l’augmenter.

Mais ce livre ne s’étudie guere aujourd’hui, les échecs sont assez généralement passés de mode ; d’autres goûts, d’autres manieres de perdre le tems, en un mot d’autres frivolités moins excusables, ont succédé. Si Montagne revenoit au monde, il approuveroit bien la chûte des échecs ; car il trouvoit ce jeu niais & puérile : & le cardinal Cajétan, qui ne raisonnoit pas mieux sur cette matiere, le mettoit au nombre des jeux défendus, parce qu’il appliquoit trop.

D’autres personnes au contraire frappées de ce que le hasard n’a point de part à ce jeu, & de ce que l’habileté seule y est victorieuse, ont regardé les bons joüeurs d’échecs comme doüés d’une capacité supérieure : mais si ce raisonnement étoit juste, pourquoi voit-on tant de gens médiocres, & presque des imbécilles qui y excellent, tandis que de très-beaux génies de tous ordres & de tous états, n’ont pû même atteindre à la médiocrité ? Disons donc qu’ici comme ailleurs, l’habitude prise de jeunesse, la pratique perpétuelle & bornée à un seul objet, la mémoire machinale des combinaisons & de la conduite des pieces fortifiée par l’exercice, enfin ce qu’on nomme l’esprit du jeu, sont les sources de la science de celui des échecs, & n’indiquent pas d’autres talens ou d’au-