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Maxime & de Chrisanthius, voilà les maîtres sous lesquels il avoit étudié l’art oratoire & la philosophie alexandrine. Les empereurs exerçoient alors la persécution la plus vive contre les Philosophes. Il se présenteroit ici un problème singulier à résoudre ; c’est de savoir pourquoi la persécution a fait fleurir le Christianisme, & éteint l’Eclectisme. Les philosophes théurgistes étoient des enthousiastes : comment n’en a-t-on pas fait des martyrs ? les croyoit-on moins convaincus de la vérité de la Théurgie, que les Chrétiens de la vérité de la résurrection ? Oüi, sans doute. D’ailleurs, quelle différence d’une croyance publique, à un système de philosophie ? d’un temple, à une école ? d’un peuple, à un petit nombre d’hommes choisis ? de l’œuvre de Dieu, aux projets des hommes ? La Théurgie & l’Eclectisme ont passé ; la religion chrétienne dure & durera dans tous les siecles. Si un système de connoissances humaines est faux, il se rencontre tôt ou tard un fait, une observation, qui le renverse. Il n’en est pas ainsi des notions qui ne tiennent à rien de ce qui se passe sur la terre ; il ne se présente dans la nature aucun phénomene qui les contredise ; elles s’établissent dans les esprits presque sans aucun effort, & elles y durent par prescription. La seule révolution qu’elles éprouvent, c’est de subir une infinité de métamorphoses, entre lesquelles il n’y en a jamais qu’une qui puisse les exposer ; c’est celle qui leur faisant prendre une forme naturelle, les rapprocheroit des limites de notre foible raison, & les soûmettroit malheureusement à notre examen. Tout est perdu, & lorsque la Théologie dégénere en philosophie, & lorsque la Philosophie dégenere en théologie : c’est un monstre ridicule qu’un composé de l’une & de l’autre. Et telle fut la philosophie de ces tems ; système de purifications théurgiques & rationelles, qu’Horace n’auroit pas mieux représenté, quand il l’auroit eu en vûe, au commencement de son Art poétique : n’étoit-ce pas en effet une tête d’homme, un cou de cheval, des plumes de toute espece, les membres de toutes sortes d’animaux, undique collatis ut turpiter atrum desinat in piscem, mulier formosa superne ? Eunape séjourna à Athenes, voyagea en Egypte, & se transporta par-tout où il crut appercevoir de la lumiere, semblable à un homme égaré dans les ténebres, qui dirige ses pas où des bruits lointains & quelques lueurs intermittentes lui annoncent le séjour des hommes ; il devint medecin, naturaliste, orateur, philosophe, & historien. Il nous reste de lui un commentaire sur les vies des Sophistes, qu’il faut lire avec précaution.

Hiéroclès succéda à Eunape ; il professa la philosophie alexandrine dans Athenes, à peu-près sous le regne de Théodose le jeune. Sa tête étoit un chaos d’idées platoniciennes, aristotéliques, & chrétiennes ; & ses cahiers ne prouvoient clairement qu’une chose, c’est que le véritable Eclectisme demandoit plus de jugement que beaucoup de gens n’en avoient. Ce fut sous Hiéroclès que cette philosophie passa d’Alexandrie dans Athenes. Plutarque, fils de Nestorius, l’y professa publiquement après la mort d’Hiéroclès. C’étoit toûjours un mêlange de dialectique, de morale, d’enthousiasme, & de théurgie : humanum caput & cervix equina. Plutarque laissa sa chaire en mourant à Syrianus, qui eut pour successeur Hermès ou Hermeas, bon homme s’il en fut ; c’est lui qui prouvoit un jour à un Egyptien moribond, que l’ame étoit mortelle, par un argument assez semblable à celui d’un luthérien mal instruit, qui diroit à un catholique ou à un protestant, à qui il se proposeroit de faire croire l’impanation : Nous admettons tous les deux l’existence du diable ; eh bien, mon cher ami, que le diable m’emporte, si ce que je vous dis n’est pas vrai. Hermeas avoit un frere qui n’étoit pas si

honnête homme que lui ; mais qui avoit plus d’esprit. Hermeas enseigna l’Eclectisme à Edesia sa femme, à l’arithméticien Domninus, & à Proclus le plus fou de tous les Eclectiques. Il s’étoit rempli la tête de gymnosophisme, de notions hermétiques, homériques, orphéiques, pytagoriciennes, platoniques, & aristotéliciennes ; il s’étoit appliqué aux mathématiques, à la grammaire, & à l’art oratoire ; il joignoit à toutes ces connoissances acquises, une forte dose d’enthousiasme naturel. En conséquence, personne n’a jamais commercé plus assidûment avec les dieux, n’a débité tant de merveilles & de sublime, & n’a fait plus de prodiges. Il n’y avoit que l’enthousiasme qui pût rapprocher des idées aussi disparates que celles qui remplissoient la tête de Proclus, & les rendre éloquentes sans le secours des liaisons. Lorsque les choses sont grandes, le défaut d’enchaînement acheve de leur donner de l’élévation. Il est inconcevable combien le dessein de balancer les miracles du Christianisme par d’autres miracles, a fait débiter de rêveries, de mensonges, & de puérilités, aux Philosophes de ces tems. Un philosophe éclectique se regardoit comme un pontife universel, c’est à dire comme le plus grand menteur qu’il y eût au monde : Dicere philosophum, dit le sophiste Marinus, non unius cujusdam civitatis, neque cæterarum tantum gentium institutorum ac rituum curam egere, sed esse in universum totius mundi sacrorum antistitem. Voilà le personnage que Proclus prétendoit représenter : aussi il faisoit pleuvoir quand il lui plaisoit, & cela par le moyen d’un yunge, ou petite sphere ronde ; il faisoit venir le diable ; il faisoit en aller les maladies : que ne faisoit-il pas ? Quæ omnia eum habuerunt finem ut purgatus defæcatusque, & nativitatis suæ victor, ipse adyta sapientiæ feliciter penetraret ; & contemplator factus beatorum ac revera existentium spectaculœum, non amplius prolixis dissertationibus indigeret ad colligendam sibi earum rerum sapientiam ; sed simplici intuitu fruens & mentis actu spectans exemplar mentis divinæ, assequaretur virtutem quam nemo prudentiam dixerit, sed sapientiam. J’ai rapporté ce long passage mot pour mot, où l’on retrouve les mêmes prétentions absurdes, les mêmes extravagances, les mêmes visions, le même langage, que dans nos mystiques & nos quiétistes ; afin de démontrer que l’entendement humain est un instrument plus simple qu’on ne l’imagine, & que la succession des tems ramene sur la surface de la terre jusqu’aux mêmes folies & à leur idiome.

Proclus eut pour successeur son disciple Marinus, qui eut pour successeurs & pour disciples Hegias, Isidore, & Zenodote, qui eut pour disciple & pour successeur Damascius, qui ferma la grande chaîne platonicienne. Nous ne savons rien d’important sur Marinus. La Théurgie déplut à Hegias ; il la regardoit comme une pédanterie de sabbat. Zenodote prétendoit être éclectique, sans prendre la peine de lire : Toutes ces lectures, disoit-il, donnent beaucoup d’opinions, & presque point de connoissances. Quant à Damascius, voici le portrait que Photius nous en a laissé : Fuisse Damascium summe impium quoad religionem, c’est-à-dire qu’il eut le malheur de n’être pas chrétien ; & novis atque anilibus fabulis scriptionem suam replevisse, c’est-à-dire qu’il avoit rempli sa philosophie de révélations, d’extases, de guérisons de maladies, d’apparitions, & autres sottises théurgiques : Sanctamque fidem nostram, quamvis timidè tecteque, allatravisse. Les Payens injurioient les Chrétiens ; les Chrétiens le leur rendoient quelquefois. La cause des premiers étoit trop mauvaise ; & les seconds étoient trop ulcérés des maux qu’on leur avoit faits, pour qu’ils pussent ni les uns ni les autres se contenir dans les bornes étroites de la modération. Si les temples du Paganisme étoient renver-