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Ainsi dûssai-je, contre mon intention, choquer encore quelques personnes, dont le zele pour la Métaphysique est plus ardent qu’éclairé, je me garderai bien de la définir, comme elles le veulent, la science des idées ; car que seroit-ce qu’une pareille science ? La Philosophie, sur quelqu’objet qu’elle s’exerce, est la science des faits ou celle des chimeres. C’est en effet avoir d’elle une idée bien informe & bien peu juste, que de la croire destinée à se perdre dans les abstractions, dans les propriétés générales de l’être, dans celles du mode & de la substance. Cette spéculation inutile ne consiste qu’à présenter sous une forme & un langage scientifiques, des propositions qui étant mises en langage vulgaire, ou ne seroient que des vérités communes qu’on auroit honte d’étaler avec tant d’appareil, ou seroient pour le moins douteuses, & par conséquent indignes d’être érigées en principes. D’ailleurs une telle méthode est non-seulement dangereuse, en ce qu’elle retarde par des questions vagues & contentieuses le progrès de nos connoissances réelles, elle est encore contraire à la marche de l’esprit, qui, comme nous ne saurions trop le redire, ne connoît les abstractions que par l’étude des êtres particuliers. Ainsi la premiere chose par où l’on doit commencer en bonne Philosophie, c’est de faire main-basse sur ces longs & ennuyeux prolégomenes, sur ces nomenclatures éternelles, sur ces arbres & ces divisions sans fin ; tristes restes d’une misérable scholastique & de l’ignorante vanité de ces siecles ténébreux, qui dénués d’observations & de faits, se créoient un objet imaginaire de spéculations & de disputes. J’en dis autant de ces questions aussi inutiles que mal résolues, sur la nature de la Philosophie, sur son existence, sur le premier principe des connoissances humaines, sur l’union de la probabilité avec l’évidence, & sur une infinité d’autres objets semblables.

Il est dans les Sciences d’autres questions contestées, moins frivoles en elles-mêmes, mais aussi inutiles en effet, qu’on doit absolument bannir d’un livre d’élémens. On peut juger sûrement de l’inutilité absolue d’une question sur laquelle on se divise. lorsqu’on voit que les Philosophes se réunissent d’ailleurs sur des propositions, qui néanmoins au premier coup-d’œil sembleroient tenir nécessairement à cette question. Par exemple, les élémens de Géométrie, de calcul, étant les mêmes pour toutes les écoles de Philosophie, il résulte de cet accord, & que les vérités géométriques ne tiennent point aux principes contestés sur la nature de l’étendue, & qu’il est sur cette matiere un point commun où toutes les sectes se réunissent ; un principe vulgaire & simple d’où elles partent toutes sans s’en appercevoir ; principe qui s’est obscurci par les disputes, ou qu’elles ont fait négliger, mais qui n’en subsiste pas moins. De même, quoique le mouvement & ses propriétés principales soient l’objet de la méchanique, néanmoins la métaphysique obscure & contentieuse de la nature du mouvement, est totalement étrangere à cette science ; elle suppose l’existence du mouvement, tire de cette supposition une foule de vérités utiles, & laisse bien loin derriere elle la philosophie scholastique s’épuiser en vaines subtilités sur le mouvement même. Zénon chercheroit encore si les corps se meuvent, tandis qu’Archimede auroit trouvé les lois de l’équilibre, Huyghens celles de la percussion, & Newton celles du système du monde.

Concluons de-là que le point auquel on doit s’arrêter dans la recherche des principes d’une science, est déterminé par la nature de cette science même, c’est-à-dire par le point de vûe sous lequel elle envisage son objet ; tout ce qui est au-delà doit être regardé ou comme appartenant à une autre science, ou comme une région entierement refusée à nos re-

gards. J’avoue que les principes d’où nous partons en

ce cas ne sont peut-être eux-mêmes que des conséquences fort éloignées des vrais principes qui nous sont inconnus, & qu’ainsi ils mériteroient peut-être le nom de conclusions plûtôt que celui de principes. Mais il n’est pas nécessaire que ces conclusions soient des principes en elles-mêmes, il suffit qu’elles en soient pour nous.

Nous n’avons parlé jusqu’à présent que des principes proprement dits, de ces vérités primitives par lesquelles on peut non-seulement guider les autres, mais se guider soi-même dans l’étude d’une science. Il est d’autres principes qu’on peut appeller secondaires ; ils dépendent moins de la nature des choses, que du langage : ils ont principalement lieu, lorsqu’il s’agit de communiquer ses connoissances aux autres. Je veux parler des définitions, qu’on peut, à l’exemple des Mathématiciens, regarder en effet comme des principes ; puisque dans quelque espece d’élémens que ce puisse être, c’est en partie sur elles que la plûpart des propositions sont appuyées. Ce nouvel objet demande quelques réflexions : l’article Définition en présente plusieurs ; nous y ajoûterons les suivantes.

Définir, suivant la force du mot, c’est marquer les bornes & les limites d’une chose ; ainsi définir un mot, c’est en déterminer & en circonscrire pour ainsi dire le sens, de maniere qu’on ne puisse, ni avoir de doute sur ce sens donné, ni l’étendre, ni le restreindre, ni enfin l’attribuer à aucun autre terme.

Pour établir les regles des définitions, remarquons d’abord que dans les Sciences on fait usage de deux sortes de termes, de termes vulgaires, & de termes scientifiques.

J’appelle termes vulgaires, ceux dont on fait usage ailleurs que dans la science dont il s’agit, c’est-à-dire dans le langage ordinaire, ou même dans d’autres sciences ; tels sont par exemple les mots espace, mouvement en Méchanique ; corps en Géométrie, son en Musique, & une infinité d’autres. J’appelle termes scientifiques, les mots propres & particuliers à la science, qu’on a été obligé de créer pour désigner certains objets, & qui sont inconnus à ceux à qui la science est tout-à-fait étrangere.

Il semble d’abord que les termes vulgaires n’ont pas besoin d’être définis, puisqu’étant, comme on le suppose, d’un usage fréquent, l’idée qu’on attache à ces mots doit être bien déterminée & familiere à tout le monde. Mais le langage des Sciences ne sauroit être trop précis, & celui du vulgaire est souvent vague & obscur ; on ne sauroit donc trop s’appliquer à fixer la signification des mots qu’on employe, ne fût-ce que pour éviter toute équivoque. Or pour fixer la signification des mots, ou, ce qui revient au même, pour les définir, il faut d’abord examiner quelles sont les idées simples que ce mot renferme ; j’appelle idée simple, celle qui ne peut être décomposée en d’autres, & par ce moyen être rendue plus facile à saisir : telle est par exemple l’idée d’existence, celle de sensation, & une infinité d’autres. Ceci a besoin d’une plus ample explication.

A proprement parler, il n’y a aucune de nos idées qui ne soit simple ; car quelque composé que soit un objet, l’opération par laquelle notre esprit le conçoit comme composé, est une opération instantanée & unique : ainsi c’est par une seule opération simple que nous concevons un corps comme une substance tout-à-la-fois étendue, impénétrable, figurée, & colorée.

Ce n’est donc point par la nature des opérations de l’esprit qu’on doit juger du degré de simplicité des idées ; c’est la simplicité plus ou moins grande de l’objet qui en décide : de plus cette simplicité plus ou moins grande, n’est pas celle qui est déterminée par le nombre plus ou moins grand des parties de