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saires, pour que la langue, sans laquelle les connoissances ne se transmettent point, se fixe autant qu’il est possible de la fixer par sa nature, & qu’il est important de la fixer pour l’objet principal d’un Dictionnaire universel & raisonné. Il faut un alphabet raisonné, accompagné de l’exposition rigoureuse des mouvemens de l’organe & de la modification de l’air dans la production des sons attachés à chaque caractere élémentaire, & à chaque combinaison syllabique de ces caracteres ; écrire d’abord le mot selon l’alphabet usuel, l’écrire ensuite selon l’alphabet raisonné, chaque syllabe séparée & chargée de sa quantité ; ajoûter le mot grec ou latin qui rend le mot françois, quand il est radical seulement, avec la citation de l’endroit où ce mot grec ou latin est employé dans l’auteur ancien ; & s’il a différens sens, & que parmi ces sens il devienne quelquefois radical, le fixer autant de fois par le radical correspondant dans la langue morte ; en un mot le définir quand il n’est pas radical, car cela est toûjours possible, & le synonyme grec ou latin devient alors superflu. On voit combien ce travail est long, difficile, épineux. Quel usage il faut avoir de deux ou trois langues, afin de comparer les idées simples représentées par des signes différens qui ayent entre eux un rapport d’identité, ou ce qui est plus délicat encore, les collections d’idées représentées par des signes qui doivent avoir le même rapport ; & dans les cas fréquens où l’on ne peut obtenir l’identité de rapport, combien de finesse & de goût pour distinguer entre les signes ceux dont les acceptions sont les plus voisines ; & entre les idées accessoires, celles qu’il faut conserver ou sacrifier. Mais il ne faut pas se laisser décourager. L’académie de la Crusca a levé une partie de ces difficultés dans son célebre vocabulaire. L’Académie Françoise rassemblant dans son sein l’universalité des connoissances, des poëtes, des orateurs, des mathématiciens, des physiciens, des naturalistes, des gens du monde, des philosophes, des militaires, & étant bien déterminée à n’écouter dans ses élections que le besoin qu’elle aura d’un talent plûtôt que d’un autre, pour la perfection de son travail, il seroit incroyable qu’elle ne suivît pas ce plan général, & que son ouvrage ne devînt pas d’une utilité essentielle à ceux qui s’occuperont à perfectionner la foible esquisse que nous publions.

Elle n’aura pas oublié sans doute de désigner nos gallicismes, ou les différens cas dans lesquels il arrive à notre langue de s’écarter des lois de la grammaire générale raisonnée ; car un idiotisme ou un écart de cette nature, c’est la même chose. D’où l’on voit encore qu’en tout il y a une mesure invariable & commune, au défaut de laquelle on ne connoît rien, on ne peut rien apprétier, ni rien définir ; que la grammaire générale raisonnée est ici cette mesure ; & que sans cette grammaire, un dictionnaire de langue manque de fondement, puisqu’il n’y a rien de fixe à quoi on puisse rapporter les cas embarrassans qui se présentent ; rien qui puisse indiquer en quoi consiste la difficulté ; rien qui désigne le parti qu’il faut prendre ; rien qui donne la raison de préférence entre plusieurs solutions opposées ; rien qui interprete l’usage, qui le combatte, ou le justifie, comme cela se peut souvent. Car ce seroit un préjugé que de croire que la langue étant la base du commerce parmi les hommes, des défauts importans puissent y subsister long-tems, sans être apperçûs & corrigés par ceux qui ont l’esprit juste & le cœur droit. Il est donc vraissemblable que les exceptions à la loi générale qui resteront, seront plûtôt des abréviations, des énergies, des euphonies, & autres agrémens légers, que des vices considérables. On parle sans cesse ; on écrit sans cesse ; on combine les idées & les signes en une infinité de manieres différentes ;

on rapporte toutes ces combinaisons au joug de la syntaxe universelle ; on les y assujettit tôt ou tard, pour peu qu’il y ait d’inconvénient à les en affranchir ; & lorsque cet asservissement n’a pas lieu, c’est qu’on y trouve un avantage qu’il est quelquefois difficile, mais qu’il seroit toûjours impossible de développer sans la grammaire raisonnée, l’analogie & l’étymologie que j’appellerai les ailes de l’Art de parler, comme on a dit de la Chronologie & de la Géographie, que ce sont les yeux de l’Histoire.

Nous ne finirons pas nos observations sur la langue, sans avoir parlé des synonymes. On les multiplieroit à l’infini, si on ne commençoit par chercher quelque loi qui en fixât le nombre. Il y a dans toutes les langues des expressions qui ne different que par des nuances très-délicates. Ces nuances n’échappent ni à l’orateur ni au poëte qui connoissent leur langue ; mais ils les négligent à tout moment, l’un contraint par la difficulté de son art, l’autre entraîné par l’harmonie du sien. C’est de cette considération qu’on peut déduire la loi générale dont on a besoin. Il ne faudra traiter comme synonymes que les termes que la Poésie prend pour tels ; afin de remédier à la confusion qui s’introduiroit dans la langue par l’indulgence que l’on a pour la rigueur des lois de la versification. Il ne faudra traiter comme synonymes que les termes que l’art oratoire substitue indistinctement les uns aux autres ; afin de remédier à la confusion qui s’introduiroit dans la langue, par le charme de l’harmonie oratoire qui tantôt préfere & tantôt sacrifie le mot propre, abandonnant le jugement du bon sens & de la raison, pour se soûmettre à celui de l’oreille ; abandon qui paroît d’abord l’extravagance la plus manifeste & la plus contraire à l’exactitude & à la vérité ; mais qui devient, quand on y réfléchit, le fondement de la finesse, du bon goût, de la mélodie du style, de son unité, & des autres qualités de l’élocution, qui seules assûrent l’immortalité aux productions littéraires. Le sacrifice du mot propre ne se faisant jamais que dans les occasions où l’esprit n’en est pas trop écarté par l’expression mélodieuse, alors l’entendement le supplée ; le discours se rectifie ; la période demeure harmonieuse ; je vois la chose comme elle est ; je vois de plus le caractere de l’auteur, le prix qu’il a attaché lui-même aux objets dont il m’entretient, la passion qui l’anime ; le spectacle se complique, se multiplie, & en même proportion, l’enchantement s’accroît dans mon esprit ; l’oreille est contente, & la vérité n’est point offensée. Lorsque ces avantages ne pourront se réunir, l’écrivain le plus harmonieux, s’il a de la justesse & du goût, ne se résoudra jamais à abandonner le mot propre pour son synonyme. Il en fortifiera ou affoiblira la mélodie à l’aide d’un correctif ; il variera les tems, ou il donnera le change à l’oreille par quelque autre finesse. Indépendamment de l’harmonie, il faut encore laisser le mot propre pour un autre, toutes les fois que le premier réveille des idées petites, basses, obscenes, ou rappelle des sensations desagréables. Mais dans les autres circonstances, ne seroit-il pas plus à-propos, dira-t-on, de laisser au lecteur le soin de suppléer le mot harmonieux que celui de suppléer le mot propre ? Non ; quand il seroit aussi facile à l’oreille, le mot propre étant donné, d’entendre le mot harmonieux, qu’à l’esprit, le mot harmonieux étant donné, de trouver le mot propre. Il faut, pour que l’effet de la musique soit produit, que la musique soit entendue : elle ne se suppose point ; elle n’est rien, si l’oreille n’en est pas réellement affectée.

On recueillera toutes les expressions que nos grands poëtes & nos meilleurs orateurs auront employées & pourront employer indistinctement. C’est sur-tout la postérité qu’il faut avoir en vûe. C’est en-