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titude infinie de combinaisons précédentes, qui n’ont pû se faire qu’avec elle & par elle. Il est, si on ose le dire, le chef-d’œuvre de la raison. Comment peut-on le définir, comme on définiroit un accès de folie ?

Je suppose que, sans vous y être attendu, vous voyez dans son plus beau jour un excellent tableau. Une surprise subite vous arrête, vous éprouvez une émotion générale, vos regards comme absorbés restent dans une sorte d’immobilité, votre ame entiere se rassemble sur une foule d’objets qui l’occupent à la fois ; mais bien-tôt rendue à son activité, elle parcourt les différentes parties du tout qui l’avoit frappée, sa chaleur se communique à vos sens, vos yeux lui obéissent & la préviennent : un feu vif les anime ; vous appercevez, vous détaillez, vous comparez les attitudes, les contrastes, les coups de lumiere, les traits des personnages, leurs passions, le choix de l’action représentée, l’adresse, la force, la hardiesse du pinceau ; & remarquez que votre attention, votre surprise, votre émotion, votre chaleur, seront dans cette circonstance plus ou moins vives, selon le différent degré de connoissances antérieures que vous aurez acquis, & le plus ou le moins de goût, de délicatesse, d’esprit, de sensibilité, de jugement, que vous aurez reçû de la nature.

Or ce que vous éprouvez dans ce moment est une image (imparfaite à la vérité, mais suffisante pour éclaircir mon idée) de ce qui se passe dans l’ame de l’homme de génie, lorsque la raison, par une opération rapide, lui présente un tableau frappant & nouveau qui l’arrête, l’emeut, le ravit, & l’absorbe.

Observez que je parle ici de l’ame d’un homme de génie ; parce que j’entends par le mot génie, l’aptitude naturelle à recevoir, à sentir, à rendre les impressions du tableau supposé. Je le regarde comme le pinceau du peintre, qui trace les figures sur la toile, qui les crée en effet, mais qui est toûjours guidé par des inspirations précédentes. Dans les livres, comme dans la conversation, on commence à partir du pinceau, comme s’il étoit le premier moteur. Le style figuré chez des peuples instruits, tels que le nôtre, devient insensiblement le style ordinaire ; & c’est par cette raison que le mot génie, qui ne designe que l’instrument indispensable pour produire, a été successivement employé pour exprimer la cause qui produit.

Observez encore que je n’ai point employé le mot imagination, qu’on croit communément la source unique de l’enthousiasme ; parce que je ne la vois dans mon hypothèse que comme une des causes secondes, & telle (pour m’aider encore d’une comparaison prise de la Peinture), telle, dis-je, qu’est la toile sous la main du peintre. L’imagination reçoit le dessein rapide du tableau qui est présenté à l’ame, & c’est sur cette premiere esquisse que le génie distribue les couleurs.

Je parle enfin, dans la définition que je propose, d’un tableau nouveau ; car il ne s’agit point ici d’une opération froide & commune de la mémoire. Il n’est point d’homme à qui elle ne rappelle souvent les différens objets qu’il a déjà vûs : mais ce ne sont-là que de foibles esquisses qui passent devant son entendement, comme des ombres legeres, sans surprendre, affecter, ou émouvoir son a me, ne supposent que quelques sensations déjà éprouvées, & point de combinaisons précédentes. Ce n’est-là peut-être qu’un des apanages de l’instinct ; j’entends développer ici un des plus beaux priviléges de la raison.

Il s’agit donc d’un tableau qui n’a point encore été vû, d’un tableau que la raison vient de créer, d’une image toute de feu qu’elle présente tout-à-coup à une ame vive, exercée, & délicate ; l’émotion qui la saisit est en proportion de sa vivacité, de ses connoissances, de sa délicatesse.

Or il est dans la nature que l’ame n’éprouve point de sentiment, sans former le desir prompt & vif de l’exprimer ; tous ses mouvemens ne sont qu’une succession continue de sentimens & d’expressions ; elle est comme le cœur, dont le jeu machinal est de s’ouvrir sans cesse pour recevoir & pour rendre : il faut donc qu’à l’aspect subit de ce tableau frappant qui occupe l’ame, elle cherche à répandre au-dehors l’impression vive qu’il fait sur elle. L’impulsion qui l’a ébranlée, qui la remplit, & qui l’entraîne, est telle que tout lui cede, & qu’elle est le sentiment prédominant. Ainsi, sans que rien puisse le distraire, ou l’arrêter, le peintre saisit son pinceau, & la toile se colore, les figures s’arrangent, les morts revivent ; le ciseau est déjà dans la main du sculpteur, & le marbre s’anime ; les vers coulent de la plume du poëte, & le théatre s’embellit de mille actions nouvelles qui nous intéressent & nous étonnent ; le musicien monte sa lyre, & l’orchestre remplit les airs d’une harmonie sublime ; un spectacle inconnu, que le génie de Quinault a créé, & qu’elle embellit, ouvre une carriere brillante aux Arts divers qu’il rassemble ; des mazures dégoûtantes disparoissent, & la superbe facade du Louvre s’éleve ; des jardins réguliers & magnifiques prennent la place d’un terrein aride, ou d’un marais empoisonné ; une éloquence noble & mâle, des accens dignes de l’homme, font retentir le barreau, nos tribunes, nos chaires ; la face de la France change ainsi rapidement comme une belle décoration de théatre ; les noms des Corneille, des Moliere, des Quinault, des Lully, des Lebrun, des Bossuet, des Perrault, des le Nôtre, volent de bouche en bouche, & l’Europe entiere les répete & les admire : ils sont desormais des monumens immuables de la gloire de notre nation & de l’humanité.

L’enthousiasme est donc ce mouvement impétueux, dont l’essor donne la vie à tous les chefs d’œuvre des Arts, & ce mouvement est toûjours produit par une opération de la raison aussi prompte que sublime. En effet, que de connoissances précédentes ne suppose-t-il pas ? que de combinaisons l’instruction ne doit-elle pas avoir occasionnées ? que d’études antérieures n’est-il pas nécessaire d’avoir faites ? de combien de manieres ne faut-il pas que la raison se soit exercée, pour pouvoir créer tout-à-coup un grand tableau auquel rien ne manque, & qui paroît toûjours à l’homme de génie, à qui il sert de modele, bien supérieur à celui que son enthousiasme lui fait produire ? D’après ces réflexions puisées dans une métaphysique peu abstraite, & que je crois fort certaine, j’oserois définir l’enthousiasme une émotion vive de l’ame à l’aspect d’un tableau neuf & bien ordonné qui la frappe, & que la raison lui présente.

Cette émotion, moins vive à la vérité, mais du même caractere, se fait sentir à tous ceux qui sont à portée de joüir des diverses productions des beaux Arts. On ne voit point sans enthousiasme une tragédie intéressante, un bel opéra, un excellent morceau de peinture, un magnifique édifice, &c. ainsi la définition que je propose paroît convenir également, & à l’enthousiasme qui produit, & à l’enthousiasme qui admire.

Je crains peu d’objections de la part de ceux que l’expérience peut avoir éclairés, sur le point que je traite ; mais ce tableau spirituel, cette opération rapide de la raison, cet accord mutuel entre l’ame & les sens duquel naît l’expression prompte des impressions qu’elle a reçues, paroîtront chimériques peut-être à ces esprits froids, qui se souviennent toûjours, & qui ne créeront jamais.

Pourquoi, diront-ils, dénaturer les choses ? à quoi bon des systèmes nouveaux ? on a cru jusqu’ici l’enthousiasme une espece de fureur, l’idée reçûe vaut bien la nouvelle ; & quand l’ancienne seroit une er-