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de Caton avec Brutus, le mariage de Caton & de Marcie, les adieux de Cornélie & de Pompée, la capitulation d’Affranius avec César, l’entrevûe de Pompée & de Cornélie après la bataille, toutes ces scenes, à quelques longueurs près, sont si intéressantes & si nobles ! Pourquoi ne les avoir pas multipliées ? Pourquoi Caton, cet homme divin, si dignement annoncé au second livre, ne reparoît-il plus ? pourquoi ne voit-on pas Brutus en scene avec César ? pourquoi Cornélle est-elle oubliée à Lesbos ? pourquoi Marcie ne va-t-elle pas l’y joindre, & Caton l’y retrouver en même tems que Pompée ? Quelle entrevûe ! quels sentimens ! quels adieux ! Le beau contraste de caracteres vertueux, si le poëte les eût rapprochés ! Ce n’est point à nous à tracer un tel plan, nous en sentons les difficultés ; mais nous écrivons ici pour les hommes de génie.

Des caracteres. Nous ne nous étendrons point sur les caracteres, dans le dessein de traiter en son lieu cette partie du poëme dramatique (voyez Tragédie) ; mais nous placerons ici quelques observations particulieres aux personnages de l’épopée.

Rien n’est plus inutile, à notre avis, que le mêlange des êtres surnaturels avec les hommes : tout ce que le poëte peut se promettre, c’est de faire de grands hommes de ses dieux, en les habillant de nos pieces, suivant l’expression de Montagne. Et ne vaut-il pas mieux employer les efforts de la poésie à rapprocher les hommes des dieux, qu’à rapprocher les dieux des hommes ? Humana ad deos transtulerunt, dit Ciceron en parlant des Philosophes mythologues, divina mallem ad nos.

Ce que j’y vois de plus certain, dit Pope au sujet des d’eux d’Homere, c’est qu’ayant à parler de la divinité sans la connoître, il en a pris une image dans l’homme : il contempla dans une onde inconstante & fangeuse l’astre qu’il y voyoit réfléchi.

On peut nous opposer que l’imagination ne raisonne point ; que le merveilleux l’enivre ; qu’il emporte l’ame hors d’elle même, sans lui donner le tems de se replier sur les idées qui détruiroient l’illusion : tout cela est vrai, & c’est ce qui nous empêche de bannir le merveilleux de l’épopée ; c’est ce qui nous a engagé à l’admettre même dans la tragédie. Voyez Dénouement. Mais dans l’un & l’autre de ces poëmes il est encore moins raisonnable de l’exiger que de l’interdire. Voyez Merveilleux.

Cependant comment suppléer aux personnages surnaturels dans l’épopée ? Par les vertus & les passions, non pas allégoriquement personnifiées (l’allégorie anime le physique & refroidit le moral), mais rendues sensibles par leurs effets, comme elles le sont dans la nature, & comme la tragédie les présente. L’épopée n’exige donc pour personnages que des hommes, & les mêmes hommes que la tragédie ; avec cette différence, que celle-ci demande plus d’unité dans les caracteres, comme étant resserrée dans un moindre espace de tems.

Il n’est point de caractere simple. L’homme, dit Charon, est un sujet merveilleusement divers & ondoyant : cependant comme la tragédie n’est qu’un moment de la vie d’un homme, que dans ce moment même il est violemment agité d’un intérêt principal & d’une passion dominante, il doit, dans ce court espace, suivre une même impulsion, & n’essuyer que le flux & le reflux naturel à la passion qui le domine ; au lieu que l’action du poëme épique étant étendue à un plus long espace de tems, la passion a ses relâches, & l’intérêt ses diversions : c’est un champ libre & vaste pour l’inconstance & l’instabilité, qui est le plus commun & apparent vice de la nature humaine. (Charon). La sagesse & la vertu seules sont au-dessus des révolutions ; & c’est un genre de merveilleux qu’il est bon de réserver pour elles.

Ainsi quoique chacun des personnages employés dans l’épopée doive avoir un fond de caractere & d’intérêt déterminé, les orages qui s’y élevent ne laissent pas quelquefois d’en troubler la surface & d’en dérober le fond. Mais il faut observer aussi qu’on ne change jamais sans cause d’inclination, de sentiment ou de dessein ; ces changemens ne s’operent, s’il est permis de le dire, qu’au moyen des contrepoids : tout l’art consiste à charger à propos la balance ; & ce genre de mécanisme exige une connoissance profonde de la nature. Voyez dans Britannicus avec quel art les contrepoids sont ménagés dans les scenes de Burrhus avec Néron, de Néron avec Narcisse ; & au contraire prenons le dernier livre de l’iliade. Achille a porté la vengeance de Patrocle jusqu’à la barbarie : Priam vient se jetter à ses piés pour lui demander le corps de son fils : Achille s’émeut, se laisse fléchir ; & jusque-là cette scene est sublime. Achille invite Priam à prendre du repos. « Fils de Jupiter (lui répond le divin Priam) ne me forcez point à m’asseoir, pendant que mon cher Hector est étendu sur la terre sans sépulture » Quoi de plus pathétique & de moins offensant que cette réponse ! Qui croiroit que c’est à ces mots qu’Achille redevient furieux ? Il s’appaise de nouveau ; il fait laisser sur le chariot de Priam une tunique & deux voiles pour envelopper le corps, avant de le rendre à ce pere affligé : il le prend entre ses bras, le met sur un lit, & place ce lit sur le chariot. Alors il se met à jetter de grands cris ; & s’adressant à Patrocle, « mon cher Patrocle, s’écrie-t-il, ne sois pas irrité contre moi ». Ce retour est encore admirable ; mais achevons. « Mon cher Patrocle, ne sois pas irrité contre moi, si on te porte jusque dans les enfers la nouvelle que j’ai rendu le corps d’Hector à son pere ; car (on s’attend qu’il va dire, je n’ai pû résister aux larmes de ce pere infortuné ; mais non.) car il m’a apporté une rançon digne de moi ». Ces disparates prouvent que jamais on n’a moins connu l’héroïsme que dans les tems appellés héroïques.

Du style. Nous supposons dans le lecteur une idée juste des qualités du style en général : il peut consulter les articles Style, Elégance, &c. Appliquons en peu de mots au style de l’épopée celles de ces qualités qui lui conviennent : les premieres sont la force, la précision, & l’élégance. La force & la précision sont inséparables ; mais c’est avec l’élégance qu’il est difficile de les concilier. Parmi les auteurs qui en écrivant se livrent à leur génie, ceux qui pensent le plus ne sont pas ceux qui écrivent le mieux ; leurs idées, qui se pressent & se foulent dans leur impétuosité, font que leurs expressions se serrent & se froissent : au contraire, ceux dont les idées moins tumultueuses se succedent & s’arrangent à leur aise, conservent dans leur style cette liante facilité ; leur imagination donne à leur plume le loisir d’être élégante. Du nombre des premiers sont Séneque, Tacite & Lucain, Corneille, Pascal & Bossuet ; du nombre des seconds, Cicéron, Tite-Live & Virgile, Racine, Malebranche & Fléchier.

Un ouvrage plus élégant & moins pensé a communément plus de succès qu’un ouvrage plus pensé & moins élégant : la lecture du premier est agréable & facile ; la lecture du second est utile, mais fatigante : celui-ci est une mine d’or ; celui-là une feuille legere, mais artistement travaillée : on l’admire, on en joüit ; & qui va fouiller dans les mines ? Ceux même qui s’y enrichissent se gardent bien de les faire connoître. Combien d’auteurs célebres doivent leur fortune à d’obscurs écrivains qu’ils n’ont jamais daigné nommer ? On a dit qu’une pensée appartenoit à celui qui la rendoit le mieux : cela ressemble au droit du plus fort. Dans le fait, il est du moins vrai que l’homme de génie est souvent comme le ver