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vient point de la différente constitution de nos organes, ou enfin s’ils n’ont point plus de qualités que celles qui nous paroissent, quelqu’une de ces qualités pouvant ne pas tomber sous nos sens. Sextus n’a fait qu’ébaucher la matiere des sens de leurs divers rapports & de leurs erreurs ; au lieu que Malebranche, dans son excellente recherche de la vérité, l’a presque épuisée.

Le quatrieme, des circonstances. Par ce terme, dit Sextus, nous entendons les habitudes, les dispositions, & les conditions différentes. Ce moyen consiste à considérer quelles sont les sensations & les perceptions d’une personne, conformes ou non conformes à sa nature, dans la veille ou dans le sommeil, dans les différens âges de la vie, dans le mouvement ou dans le repos, dans la haine ou dans l’amour, quand elle a faim ou quand elle est rassasiée, quand elle a de certaines dispositions ou habitudes, quand elle est dans la confiance ou dans la crainte, dans la tristesse ou dans la joie. Il est constant, & Sextus le prouve au long, que, suivant ces différentes dispositions, les hommes sont tantôt dans un certain état, tantôt dans un autre. Ainsi l’on peut dire facilement comment un objet est apperçû de chacun ; mais il ne sera pas également facile de prononcer quel peut être réellement cet objet. Pour trouver un juge recevable qui décidât entre ces contrariétés infinies, il faudroit trouver un homme qui ne fût dans aucune disposition, dans aucune circonstance : mais c’est une supposition impossible. Tout homme est lui-même une partie discordante ; tout homme est du nombre des choses dont on dispute.

Le cinquieme, des situations, des distances, & des lieux. Selon que ces relations sont différentes, les mêmes choses paroissent diversement. Un même portique, si on le regarde par une des extrémités de sa longueur, paroît aller toûjours en diminuant ; mais si on le regarde par son milieu, il semble égal partout. Un vaisseau vû de loin, paroît petit & sans mouvement ; de près, il paroît grand & en mouvement. Une même tour vûe de loin paroît ronde, & de près quarrée. Voilà pour les distances. A l’égard des lieux, la lumiere d’une lampe est obscure au Soleil, & brillante dans les ténebres. Une rame paroît rompue dans l’eau, & droite dehors. Un œuf est mou dans le corps de l’oiseau, & dur dehors. Le corail est mou dans la mer, & se durcit à l’air. Une même voix paroît autre dans une trompette, autre dans les flûtes, & autre dans l’air simple. Quant aux positions ; une peinture vûe presque tout-à-fait de côté, ensorte que l’œil ne soit presque point élevé au-dessus du tableau, paroît unie ; mais si l’œil est plus élevé, si le tableau est moins incliné, ou vis-à-vis de l’œil, l’image paroît avoir des éminences & des enfoncemens. Le cou des pigeons paroît de diverses couleurs, suivant qu’ils se tournent. Or tous les objets des sens se présentant à eux de quelque distance, dans quelque lieu, & dans quelque position (toutes choses, qui chacune à part causent de grandes différences dans les perceptions & dans les idées), nous sommes obligés par ces raisons là d’adopter l’époque.

Le sixieme, des mêlanges. Rien de tout ce qui est hors de nous, ne tombe sous nos sens seul & pur, mais toûjours avec quelqu’autre chose ; d’où il arrive qu’il est apperçû & senti diversement par ceux qui le considerent. La couleur de notre visage, par exemple, paroît autre quand il fait chaud que quand il fait froid ; ainsi nous ne pouvons pas dire quelle elle est purement & simplement, mais seulement quelle elle nous paroît avec le chaud ou avec le froid. Mais outre les mêlanges extérieurs, il y en a qui résident dans les organes mêmes de nos sens, & qui varient infiniment la perception des objets. Nos yeux ont en eux-mêmes des tuniques & des humeurs.

Ainsi comme nous ne pouvons pas voir les objets extérieurs sans le mêlange de ces choses qui sont dans nos yeux, nous ne pouvons pas non plus les appercevoir purement & exactement, & jamais nous ne les appercevons qu’avec quelque mêlange. C’est la raison pourquoi toutes choses paroissent pâles & d’une couleur morte à ceux qui ont la jaunisse, & d’une couleur de sang à ceux qui ont un épanchement de sang dans les yeux. Il en est de même des oreilles, de la langue, &c. lesquelles sont si souvent chargées d’humeurs qui modifient l’impression des objets de plusieurs façons différentes. Tous ces mêlanges ne permettant pas aux sens de recevoir exactement les qualités des objets extérieurs, l’entendement ne peut non plus juger quels ils sont purement & simplement ; parce que les sens qui lui servent de guide se trompent, outre que peut-être il mêle lui-même certaines choses qui lui sont propres, aux perceptions qui lui viennent des sens.

Le septieme, des quantités & des compositions. Il est évident que ce moyen nous oblige encore à suspendre nos jugemens touchant la nature des choses. Par exemple, les raclures de cornes de chevres paroissent blanches, quand on les considere simplement & à part ; mais dans la substance même de la corne, elles semblent noires. Les grains de sable séparés les uns des autres, paroissent raboteux, & en monceau on les trouve mous. Si l’on mange de l’ellébore réduit en poudre, il étrangle ; mais il ne fait pas le même effet quand on le mange en gros morceaux, &c. Cette raison des quantités & des compositions fait donc que nous n’appercevons que d’une maniere obscure les qualités réelles des objets extérieurs, & nous conduit encore à l’époque.

Le huitieme, des relations. Toutes choses sont relatives à quelques autres. Une chose peut être dite relative à deux égards : 1°. à l’égard de celui qui juge ; car un objet extérieur paroît tel ou tel, relativement à quelque être qui en juge : 2°. une chose est relative à tout ce qui accompagne la perception ou la considération de cette chose. C’est ainsi que le côté droit est relatif au gauche, on ne peut penser à l’un sans penser à l’autre. Il y a des relations d’identité & de diversité, d’égalité & d’inégalité, de signe & de chose signifiée, sous lesquelles tous les êtres sans exception sont compris. Il est donc évident que nous ne pouvons pas dire ce qu’est une chose purement & de sa nature, mais seulement quelle elle paroît par rapport à une autre : nouveau principe d’époque.

Le neuvieme, des choses qui arrivent fréquemment ou rarement. Le Soleil est sans doute quelque chose de bien plus surprenant à voir, qu’une comete ; mais parce que nous le voyons souvent, & que nous voyons rarement une comete, elle nous épouvante tellement, que nous nous imaginons que les dieux veulent nous présager par-là quelque grand évenement, pendant que le Soleil ne fait point cet effet sur nous. Mais imaginons-nous que le Soleil parût rarement, ou qu’il se couchât rarement, & qu’après avoir éclairé tout le monde, il le laissât ensuite pour long-tems dans les ténebres, nous trouverions-là de grands sujets d’étonnement. Un tremblement de terre effraye tout autrement ceux qui le sentent pour la premiere fois, que ceux qui y sont accoûtumés. Quelle n’est pas la surprise de ceux qui voyent la mer pour la premiere fois ? On estime les choses rares ; mais celles qui sont familieres, sont vûes avec indifférence. Puis donc que les mêmes objets nous paroissent tantôt précieux & dignes d’admiration, & tantôt tout différens, suivant leur abondance ou leur rareté, nous en concluons qu’on peut bien dire comment une chose nous paroît selon qu’elle arrive fréquemment ou rarement, mais que nous