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Dans l’épreuve de la croix les deux parties se tenoient devant une croix les bras élevés ; celle des deux qui tomboit la premiere de lassitude perdoit sa cause. L’épreuve de l’Eucharistie se faisoit en recevant la communion, & occasionnoit bien des parjures sacriléges. Dans la troisieme on donnoit à ceux qui étoient accusés de vol, un morceau de pain d’orge & un morceau de fromage de brebis sur lesquels on avoit dit la messe ; & lorsque les accusés ne pouvoient avaler ce morceau, ils étoient censés coupable. M. du Cange, au mot cormed ; remarque que cette façon de parler, que ce morceau de pain me puisse étrangler, vient de ces sortes d’épreuves par le pain.

Il est constant, par le témoignage d’une foule d’historiens & d’autres écrivains, que toutes ces différentes sortes d’épreuves ont été en usage dans presque toute l’Europe, & qu’elles ont été approuvées par des papes, des conciles, & ordonnées par des lois des rois & des empereurs. Mais il ne l’est pas moins qu’elles n’ont jamais été approuvées par l’Eglise. Dès le commencement du jx. siecle, Agobard archevêque de Lyon, écrivit avec force contre la damnable opinion de ceux qui prétendent que Dieu fait connoître sa volonté & son jugement par les épreuves de l’eau & du feu, & autres semblables. Il se recrie vivement contre le nom de jugement de Dieu qu’on osoit donner à ces épreuves ; comme si Dieu, dit-il, les avoit ordonnées, ou s’il devoit se soûmettre à nos préjugés & à nos sentimens particuliers pour nous réveler tout ce qu’il nous plaît de savoir. Yves de Chartres dans le xj. siecle les a attaquées, & cite à ce sujet une lettre du pape Etienne V. à Lambert évêque de Mayence, qui est aussi rapportée dans le decret de Gratien. Les papes Célestin III. Innocent III. & Honorius III. réiterent ces défenses. Quatre conciles provinciaux assemblés en 829 par Louis le Débonnaire, & le jv. concile général de Latran, les défendirent. Ce qui prouve que l’Eglise en général, bien loin d’y reconnoître le doigt de Dieu, les a toûjours regardées comme lui étant injurieuses & favorables au mensonge. De-là les théologiens les plus sages ont soûtenu après Yves de Chartres & S. Thomas, qu’elles étoient condamnables parce qu’on y tentoit Dieu toutes les fois qu’on y avoit recours, parce qu’il n’y a de sa part aucun commandement qui les ordonne, parce qu’on veut connoître par cette voye des choses cachées qu’il n’appartient qu’à Dieu seul de connoître. D’où ils concluent que c’est à juste titre qu’elles ont été proscrites par les souverains pontifes & par les conciles.

Mais les défenseurs de ces épreuves opposoient pour leur justification les miracles dont elles étoient soûvent accompagnées. Ce qui ne doit s’entendre que des ordalies ; car pour l’épreuve par le serment, le duel, la croix, &c. elles n’avoient rien que d’humain & de naturel ; & de-là naît une autre question très importante, savoir de quel principe part le merveilleux ou le surnaturel qu’une infinité d’auteurs contemporains attestent avoir accompagné ces épreuves. Vient-il de Dieu, vient-il du démon ?

Les théologiens mêmes qui condamnoient les épreuves, sans contester la vérité de ces miracles, n’ont pas balancé à en attribuer le merveilleux au démon ; ce que Dieu permettoit, disoient-ils, pour punir l’audace qu’on avoit de tenter sa toute-puissance par ces voyes superstitieuses ; sentiment qui peut souffrir de grandes difficultés. Un auteur moderne qui a écrit sur la vérité de la religion, prétend que Dieu est intervenu quelquefois dans ces épreuves, ou par lui-même, ou par le ministere des bons anges, pour suspendre l’activité des flammes & de l’eau bouillante en faveur des innocens, sur-tout lorsqu’il s’agissoit de doctrine ; mais il convient d’un autre côté que si

le merveilleux est arrivé dans le cas d’une accusation criminelle sur la vérité ou la fausseté de laquelle ni la raison ni la révélation ne donnoient aucune lumiere, il est impossible de décider qui de Dieu ou du démon en étoit l’auteur ; & s’il ne dit pas nettement que c’étoit celui-ci, il le laisse entrevoir.

M. Duclos de l’académie des Belles-Lettres, dans une dissertation sur ces épreuves, prétend au contraire qu’il n’y avoit point de merveilleux, mais beaucoup d’ignorance, de crédulité, & de superstition. Quant aux faits il les combat, soit en infirmant l’autorité des auteurs qui les ont rapportés, soit en dévelopant l’artifice de plusieurs épreuves, soit en tirant des circonstances dont elles étoient accompagnées des raisons de douter du surnaturel qu’on a prétendu y trouver. On peut les voir dans l’écrit même d’où nous avons tiré la plus grande partie de cet article, & auquel nous renvoyons le lecteur comme à un exemple excellent de la logique dont il faut faire usage dans l’examen d’une infinité de cas semblables. Mém. de l’acad. tom. XV. (G)

Comme toutes les épreuves dont on vient de parler s’appelloient en Saxon ordéal, ordéal par le feu, ordéal par l’eau, &c. il est arrivé que leur durée a été beaucoup plus grande dans le Nord, que partout ailleurs. Elles ont subsisté en Angleterre jusqu’au xiij siecle. Alors elles furent abandonnées par les juges, sans être encore supprimées par acte du parlement ; mais enfin leur usage cessa totalement en 1257. Emma mere d’Edoüard le confesseur, avoit elle-même subi l’épreuve du fer chaud. La coûtume qu’avoient les paysans d’Angleterre dans le dernier siecle de faire les épreuves des sorciers en les jettant dans l’eau froide piés & poings liés, est vaissemblablement un reste de l’ordéal par l’eau ; & cette pratique ne s’est pas conservée moins long-tems dans nos provinces, où l’on y a souvent assujetti, même par sentence de juge, ceux qu’on faisoit passer pour sorciers.

Non-seulement l’Eglise toléra pendant des siecles toutes les épreuves, mais elle en indiqua les cérémonies, donna la formule des prieres, des imprécations, des exorcismes, & souffrit que les prêtres y prétassent leur ministere ; souvent même ils étoient acteurs, témoin Pierre Ignée. Mais pourquoi dans l’épreuve de l’eau froide, estimoit-on coupable & non pas innocent, celui qui surnageoit ? C’est parce que dans l’opinion publique, c’étoit une démonstration que l’eau (que l’on avoit eu la précaution de bénir auparavant) ne vouloit pas recevoir l’accusé, & qu’il falloit par conséquent le regarder comme très criminel.

La loi salique en admettant l’épreuve par l’eau bouillante, permettoit du moins de racheter sa main du consentement de la partie, & même de donner un substitut : c’est ce que fit la reine Teutberge, bru de l’empereur Lothaire, petit-fils de Charlemagne, accusée d’avoir commis un inceste avec son frere moine & soûdiacre : elle nomma un champion qui se soûmit pour elle à l’épreuve de l’eau bouillante, en présence d’une cour nombreuse ; il prit l’anneau béni sans se brûler. On juge aisément que dans ces sortes d’avantures, les juges fermoient les yeux sur les artifices dont on se servoit pour faire croire qu’on plongeoit la main dans l’eau bouillante, car il y a bien des manieres de tromper.

On n’oubliera jamais, en fait d’épreuve, le défi du dominicain qui s’offrit de passer à-travers un bucher pour justifier la sainteté de Savonarole, tandis qu’un cordelier proposa la même épreuve pour démontrer que Savonarole étoit un scélerat. Le peuple avide d’un tel spectacle en pressa l’exécution ; le magistrat fut contraint d’y souscrire ; mais les deux champions s’aiderent l’un l’autre à sortir de ce mau-