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peut, selon les mêmes scholiastes, lui reprocher aucun autre anachronisme : par quelle raison croira-t-on qu’il se soit permis celui-ci ? Dira-t-on qu’il n’avoit pas assez de ressource dans son génie pour varier & ranimer ses peintures ? De plus, Homere n’a vêcu que trois cents ans[1] après la guerre de Troye : un si court intervalle est-il suffisant pour y placer à la fois la naissance & les progrès de l’équitation, & pour la porter à un degré de perfection duquel nous sommes encore fort éloignés ? Cette réflexion tire du système de M. Freret une nouvelle force, en ce qu’il ne place dans l’Ionie la connoissance de l’art de monter à cheval, que 150 après la guerre de Troye.

Homere a suivi constamment les anciennes traditions de la Grece ; il dépeint toûjours ses héros, tels qu’on croyoit qu’ils avoient été. Leurs caracteres, leurs passions, leurs jeux, tout est conforme au souvenir qu’on en conservoit encore de son tems. C’est ainsi qu’il fait dire à Hélene, « je ne vois (Iliad. liv. III.) pas mes deux freres », Castor si célebre dans les combats à cheval, ἱππόδαμος, & Pollux si renommé dans les exercices du ceste. Ce passage ne fait aucune impression sur M. Freret. Le nom de dompteur de chevaux, ἱππόδαμος, de conducteur, de cavalier, ou encore celui de ταχέων ἐπιϐήτορες ἵππων, conscensores equorum, dont se sert, en parlant de ces mêmes Tyndarides, l’auteur des hymnes attribuées à Homere ; tous ces noms sont donnés quelquefois à des Grecs ou à des Troyens montés sur des chars, donc ils ne signifient jamais autre chose dans le langage de ce tems-là. Ce raisonnement est-il bien juste ? il le seroit davantage, si l’on convenoit que ces mots ont quelquefois eu l’une ou l’autre signification : mais en ce cas, M. Freret ne pourroit nier que le titre de conducteur, de cavalier, ἡγήμων ἵππων, que Nestor (Iliad. XI. v. 745.) donne au chef des Eléens, ne veuille dire ce qu’il dit effectivement. Parce que ce chef combattoit sur un char, cela n’empêche pas qu’il n’ait commandé des gens de cheval. On peut dire la même chose d’Achille & de Patrocle, qu’Homere (Iliad. 16.) nomme des cavaliers, ἱπποκέλευθε.

Plusieurs autres passages de l’Iliade, semblent désigner des gens de cheval ; mais ils n’ont sans doute paru dignes d’aucune considération à M. Freret, ou bien il a craint qu’ils ne fussent autant de preuves contre son sentiment (Iliad. liv. XVIII.). On voyoit sur le bouclier d’Achille, une ville investie par les armées de deux peuples différens : l’un vouloit détruire les assiégés par le fer & par le feu ; l’autre étoit résolu de les recevoir à composition. Pendant qu’ils disputoient entr’eux, ceux de la ville étant sortis avec beaucoup de secret, se mettent en embuscade, & fondent tout-à-coup sur les troupeaux des assiégeans : aussi-tôt l’allarme se répand dans les deux armées ; tous prennent à la hâte leurs armes & leurs chevaux, arma & equos propere arripiunt, & l’on marche à l’ennemi. La célérité d’un tel mouvement convient mieux à de la cavalerie qu’à des chars : n’eût-elle pas été bien ralentie par le tems qu’il auroit fallu pour préparer ces chars, & les tirer hors des deux camps ?

Il est dit dans le combat particulier de Ménelas contre Paris (Iliad. liv. III.), que les troupes s’assirent toutes par terre, chacun ayant près de soi ses armes & ses chevaux. Doit-on entendre par ce dernier mot des chevaux attelés à des chars ? Celui qui les conduisoit & celui qui combattoit dessus, étoient l’un & l’autre d’un rang distingué, & n’étoient pas gens à s’asseoir par terre, confondus avec les moindres soldats : d’ailleurs ils eussent été mieux

assis dans leurs chars ; c’étoit, pendant ce combat, la situation la plus avantageuse, pour mieux remarquer ce qui s’y passoit. Les gens de cheval, au contraire, en descendent fort souvent pour se délasser, eux & leurs chevaux.

Dans le combat d’Ajax contre Hector (Iliad. liv. VII.), on trouve encore une preuve de l’équitation. Le héros troyen dit à son adversaire : je sais manier la lance ; & soit à pié, soit à cheval, je sais pousser mon ennemi.

Ne semble-t-il pas dans plusieurs combats généraux, que l’on voye manœuvrer de véritables troupes de cavalerie ?

« Chacun se prépare au combat (Iliad. liv. II. ou bien XI.), & ordonne à son écuyer de tenir son char tout prêt, & de le ranger sur le bord du fossé : toute l’armée sort des retranchemens en bon ordre : l’infanterie se met en bataille aux premiers rangs, & elle est soûtenue par la cavalerie qui déploye ses aîles derriere les bataillons…… Les Troyens de leur côté étendent leurs bataillons & leurs escadrons sur la colline ».

Ici le mot chacun ne doit s’appliquer qu’aux chefs : pour peu qu’on lise Homere avec attention, on verra qu’il n’y avoit jamais que les principaux capitaines qui fussent dans des chars. Le nombre de ces chars ne devoit pas être bien considérable, puisqu’ils peuvent être rangés sur le bord du fossé. Quant à l’infanterie & la cavalerie, la disposition en est simple, & ne pourroit pas être autrement rendue aujourd’hui, qu’il n’y a plus de chars dans les armées.

Si les Troyens n’eussent eu que des escadrons de chars, ce n’est pas sur une colline qu’ils les eussent placés ; & l’on doit entendre par escadrons, ce que les Grecs ont toûjours entendu, & ce que nous comprenons sous cette dénomination.

La description du combat ne prouve pas moins, que l’ordre de bataille, qu’il y avoit & des chars & des cavaliers. « Hippolochus se jette à bas de son char, & Agamemnon, du tranchant de son épée, lui abat la tête, qui va roulant au milieu de son escadron ». On lit dans le même endroit, que l’écuyer d’Agastrophus tenoit son char à la queue de son escadron.

Nestor renverse un troyen de son char, & sautant legerement dessus, il enfonce ses escadrons (liv. XI.). Ne peut-on pas induire de-là, avec raison, que les chefs étoient sur des chars à la tête de leurs escadrons ? Cela n’est-il pas plus vraissemblable que des escadrons de chars ?

« L’infanterie enfonce les bataillons troyens, & la cavalerie presse si vivement les escadrons qui lui sont opposés, qu’elle les renverse : les deux armées sont ensevelies dans des tourbillons de poussiere, qui s’éleve de dessous les piés de tant de milliers d’hommes & de chevaux ».

M. Freret, lui-même, auroit-il mieux décrit une bataille, s’il eût voulu faire entendre qu’il y avoit de la cavalerie distinguée des chars, ou des chars à la tête des escadrons de gens de cheval ?

Il est dit, dans une autre bataille, que « Nestor plaçoit à la tête ses escadrons, avec leurs chars & leurs chevaux… derriere eux, il rangeoit sa nombreuse infanterie pour les soûtenir. Les ordres qu’il donnoit à sa cavalerie, étoient de retenir leurs chevaux, & de marcher en bon ordre, sans mêler ni confondre leurs rangs (Iliad. liv. IV.) ».

Si Homere n’eût voulu parler que de chars, auroit-il ajoûté au mot escadron, avec leurs chars & leurs chevaux ?

Que peut-on entendre par mêler & confondre des rangs ? Pouvoit-il y avoir plusieurs rangs de chars ? A quoi eût été bon un second rang ? le premier victorieux, le second ne pouvoit rien de plus ; le pre-

  1. Selon les marbres d’Arondel, le P. Pétau place Homere deux cents ans après la guerre de Troye.