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Quoique tous les monumens de la Grece se soient accordés à représenter les Tyndarides[1] à cheval ; quoiqu’un fait remarquable, arrivé pendant la troisieme guerre de Messene[2], prouve manifestement l’accord de la tradition avec les Sculpteurs ; quoique cette tradition ait pénétré jusqu’en Italie, & quoi qu’Homere lui-même en ait dit, M. Freret ne peut se résoudre à croire que Castor & Pollux ayent jamais sû monter à cheval : il veut absolument que ces deux héros & même Bellérophon, ne fussent que d’habiles pilotes, & leurs chevaux, comme celui qui accompagnoit les statues de Neptune, un emblème de la navigation.

M. Freret revient au récit de Pausanias sur l’Arcadien Iassius, vainqueur dans une course de chevaux, & cela à l’occasion d’un monument qui autorisoit cette tradition : c’étoit (Paus. liv. VIII.) une statue posée sur l’une des deux colonnes qu’on voyoit dans la place publique de Tégée, vis-à-vis le temple de Vénus. Les paroles[3] du texte de Pausanias l’ont fait regarder comme une statue équestre ; mais le savant académicien veut qu’elles signifient seulement que cette statue a un cheval auprès d’elle, & tient de la main droite une branche de palmier : d’où il conclut qu’elle ne prouve point en faveur de l’équitation, & qu’on l’érigea en l’honneur de Iassius, parce qu’il avoit peut-être trouvé le secret d’élever des chevaux en Arcadie, pays froid, montagneux, où les races des chevaux transportés par mer des côtes d’Afrique, avoient peine à subsister. Quand une telle supposition auroit lieu, pourroit-on s’imaginer que cet Iassius qui auroit tiré des chevaux d’Afrique où l’équitation étoit connue de tout tems, eût ignoré lui-même l’art de les monter, & ne s’en fût servi qu’à traîner des chars ?

Fable des centaures. La fable des centaures que les Poëtes & les Mythologistes ont tous représentés comme des monstres à quatre piés, moitié hommes, moitié chevaux, avoit toûjours été alléguée en preuve de l’ancienneté de l’équitation. Toutes les manieres dont on raconte leur origine, malgré la variété des circonstances, concouroient néanmoins à ce but. « Selon quelques-uns (Diod. liv. IV.), Ixion ayant embrassé une nuée qui avoit la ressemblance de Junon, engendra les centaures qui étoient de nature humaine : mais ceux-ci s’étant mêlés avec des cavales, ils engendrerent les hippocentaures, monstres qui tenoient en même tems de la nature de l’homme & de celle du cheval. D’autres ont dit qu’on donna aux centaures le nom d’hippocentaures, parce qu’ils ont été les premiers qui ayent sû monter à cheval ; & que c’est de-là que provient l’erreur de ceux qui ont cru qu’ils étoient moitié hommes, moitié chevaux ».

Il est dit (Diodore, ib.) dans le récit du combat qu’Hercule soûtint contre eux, que la mere des dieux

les avoit doüés de la force & de la vîtesse des chevaux, aussi bien que de l’esprit & de l’expérience des hommes. Ce centaure Nessus, qui moyennant un certain salaire transportoit d’un côté à l’autre du fleuve Evénus ceux qui vouloient le traverser, & qui rendit le même service à Déjanire, n’étoit vraissemblablement qu’un homme à cheval ; on ne sauroit le prendre pour un batelier, qu’en lui supposant un esquif extrèmement petit, puisqu’il n’auroit pû y faire passer qu’une seule personne avec lui[4].

Presque tous les monumens anciens ont dépeint les centaures avec un corps humain, porté sur quatre piés de cheval. Pausanias (l. V.) assûre cependant que le centaure Chiron étoit représenté sur le coffre des Cypsélides, comme un homme porté sur deux piés humains, & aux reins duquel on auroit attaché la croupe, les flancs, & les jambes de derriere d’un cheval. M. Freret, que cette représentation met à l’aise, ne manque pas de l’adopter aussitôt comme la seule véritable ; & il en conclut qu’elle désigne moins un homme qui montoit des chevaux, qu’un homme qui en élevoit. Croyant par cette réponse avoir pleinement satisfait à la question, il se jette dans un long détail astronomique, pour trouver entre la figure que forment dans le ciel les étoiles de la constellation du centaure, & la figure du centaure Chiron que l’on voyoit sur le coffre des Cypsélides, une ressemblance parfaite ; & il finit cet article en disant que les différentes représentations des centaures n’avoient aucun rapport à l’équitation.

Une semblable assertion ne peut rien prouver contre l’ancienneté de l’art de monter à cheval, qu’autant qu’on s’est fait un principe de n’en pas admettre l’existence avant un certain tems. M. Freret, à qui la foiblesse de son raisonnement ne pouvoit être inconnue, a cru lui donner plus de force en jettant des nuages sur l’ancienneté de la fiction des centaures ; il a donc prétendu qu’elle étoit postérieure à Hésiode & à Homere, & qu’on n’en découvroit aucune trace dans ces poëtes.

Mais il n’y aura plus rien qu’on ne puisse nier ou rendre problématique, quand on détournera de leur véritable sens, les expressions les plus claires d’un auteur. Homere (Iliad. l. I. & II.) appelle les centaures des monstres couverts de poil, φῆρας λαχνήεντας, φηρσὶν ὀρεσκῴοισι ; cette expression qui paroît d’une maniere si précise se rapporter à l’idée que l’on se formoit du tems de ce poëte, sur la foi de la tradition, de ces êtres phantastiques, M. Freret veut qu’elle désigne seulement la grossiereté & la férocité de ces montagnards.

Enfin quoique ces peuples demeurassent dans la Thessalie, province qui a fourni la premiere & la meilleure cavalerie de la Grece, plûtôt que de trouver dans ce qu’on a dit d’eux le moindre rapport avec l’équitation ou avec l’art de conduire des chars, M. Freret aimeroit mieux croire qu’ils ne surent jamais faire aucun usage des chevaux, pas même pour les atteler à des chars ; il se fonde sur ce que dans l’Iliade les meilleurs chevaux de l’armée des Grecs étoient ceux d’Achille & d’Eumelus fils d’Admete, qui regnoient sur le canton de la Thessalie le plus éloigné de la demeure des centaures. Un pareil raisonnement n’a pas besoin d’être réfuté.

Conjectures de M. Freret. Le quatrieme & dernier article de la savante dissertation de M. Freret, contient ses conjectures sur l’époque de l’équitation dans l’Asie mineure & dans la Grece : elles se réduisent à établir que l’art de monter à cheval n’a été connu dans l’Asie mineure que par le moyen des différentes incursions que les Trérons & les Cimmeriens y firent, & dont les plus anciennes étoient postérieures

  1. Les Romains représentoient les Tyndarides à cheval. Denys d’Halicarnasse, liv. VI. dit que le jour de la bataille du lac Rhégille, l’an de Rome 258 & 494 avant J. C. on avoit vû deux jeunes hommes à cheval d’une taille plus qu’humaine qui chargerent à la tête des Romains la cavalerie latine, & la mirent en déroute. Le même jour ils furent vûs à Rome dans la place publique, annoncerent la nouvelle de la victoire, & disparurent aussi-tôt.
  2. Pendant que les Lacédémoniens célébroient la fête des dioscures, deux jeunes messéniens revêtus de casaques de pourpre, la tête couverte de toques semblables à celles que l’on donnoit à ces dieux, & montés sur les plus beaux chevaux qu’ils purent trouver, se rendirent au lieu où les Lacédémoniens étoient assemblés pour le sacrifice. On les prit d’abord pour les dieux mêmes dont on célébroit la fête, & l’on se prosterna devant eux : mais les deux messéniens profitant de l’erreur, se jetterent au milieu des Lacédémoniens, & en blesserent plusieurs à coups de lances. Cette action sur regardée comme un véritable sacrilege, parce que les messéniens adoroient aussi les dioscures. Pausanias, liv. IV.
  3. ἵππου τε ἐχόμενος καὶ κλάδον ἐν τῇ δεζιᾷ φέρων φοίνικος.
  4. Déjanire étoit avec Hercule & Hyllus son fils.