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Si un maître avoit crevé un œil ou cassé une dent à son esclave (& à plus forte raison sans doute s’il lui avoit fait un mal plus considérable), l’esclave devoit avoir sa liberté, en dédommagement de cette perte.

Une autre loi de ce législateur porte, que si un maître frappe son esclave, & que l’esclave meure sous le bâton, le maître doit être puni comme coupable d’homicide : il est vrai que la loi ajoûte que si l’esclave vit un jour ou deux, le maître est exempt de la peine. La raison de cette loi étoit peut-être que quand l’esclave ne mouroit pas sur le champ, on présumoit que le maître n’avoit pas eu dessein de le tuer ; & pour lors on le croyoit assez puni d’avoir perdu ce que l’esclave lui avoit coûté, ou le service qu’il en auroit tiré : c’est du moins ce que donnent à entendre les paroles qui suivent le texte, car cet esclave est son argent.

Quoi qu’il en soit, c’étoit un peuple bien étrange, suivant la remarque de M. de Montesquieu, qu’un peuple où il falloit que la loi civile se relâchât de la loi naturelle. Ce n’est pas ainsi que S. Paul pensoit sur cette matiere, quand, prêchant la lumiere de l’Evangile, il donna ce précepte de la nature & de la réligion, qui devroit être profondément gravé dans le cœur de tous les hommes : Maîtres (Epît. aux Coloss. jv. 1.), rendez à vos esclaves ce que le droit & l’équité demandent de vous, sachant que vous avez un maître dans le ciel ; c’est-à-dire un maître qui n’a aucun égard à cette distinction de conditions, forgée par l’orgueil & l’injustice.

Les Lacédémoniens furent les premiers de la Grece qui introduisirent l’usage des esclaves, ou qui commencerent à réduire en servitude les Grecs qu’ils avoient faits prisonniers de guerre : ils allerent encore plus loin (& j’ai grand regret de ne pouvoir tirer le rideau sur cette partie de leur histoire), ils traiterent les Ilotes avec la derniere barbarie. Ces peuples, habitans du territoire de Sparte, ayant été vaincus dans leur révolte par les Spartiates, furent condamnés à un esclavage perpétuel, avec la défense aux maîtres de les affranchir ni de les vendre hors du pays : ainsi les Ilotes se virent soûmis à tous les travaux hors de la maison, & à toutes sortes d’insultes dans la maison ; l’excès de leur malheur alloit au point qu’ils n’étoient pas seulement esclaves d’un citoyen, mais encore du public. Plusieurs peuples n’ont qu’un esclavage réel, parce que leurs femmes & leurs enfans font les travaux domestiques : d’autres ont un esclavage personnel, parce que le luxe demande le service des esclaves dans la maison ; mais ici on joignoit dans les mêmes personnes l’esclavage réel & l’esclavage personnel.

Il n’en étoit pas de même chez les autres peuples de la Grece ; l’esclavage y étoit extrèmement adouci, & même les esclaves trop rudement traités par leurs maîtres pouvoient demander d’être vendus à un autre. C’est ce que nous apprend Plutarque, de superstitione, p. 66. t. I. édit. de Wechel.

Les Athéniens en particulier, au rapport de Xénophon, en agissoient avec leurs esclaves avec beaucoup de douceur : ils punissoient séverement, quelquefois même de mort, celui qui avoit battu l’esclave d’un autre. La loi d’Athenes, avec raison, ne vouloit pas ajoûter la perte de la sûreté à celle de la liberté ; aussi ne voit-on point que les esclaves ayent troublé cette république, comme ils ébranlerent Lacédémone.

Il est aisé de comprendre que l’humanité exercée envers les esclaves peut seule prévenir, dans un gouvernement modéré, les dangers que l’on pourroit craindre de leur trop grand nombre. Les hommes s’accoûtument à la servitude, pourvû que leur maître ne soit pas plus dur que la servitude : rien n’est

plus propre à confirmer cette vérité, que l’état des esclaves chez les Romains dans les beaux jours de la république ; & la considération de cet état mérite d’attacher nos regards pendant quelques momens.

Les premiers. Romains traitoient leurs esclaves avec plus de bonté que ne l’a jamais fait aucun autre peuple : les maîtres les regardoient comme leurs compagnons ; ils vivoient, travailloient, & mangeoient avec eux. Le plus grand châtiment qu’ils infligeoient à un esclave qui avoit commis quelque faute, étoit de lui attacher une fourche sur le dos ou sur la poitrine, de lui étendre les bras aux deux bouts de la fourche, & de le promener ainsi dans les places publiques ; c’étoit une peine ignominieuse, & rien de plus : les mœurs suffisoient pour maintenir la fidélité des esclaves.

Bien-loin d’empêcher par des lois forcées la multiplication de ces organes vivans & animés de l’économique, ils la favorisoient au contraire de tout leur pouvoir, & les associoient par une espece de mariage, contuberniis. De cette maniere ils remplissoient leurs maisons de domestiques de l’un & de l’autre sexe, & peuploient l’état d’un peuple innombrable : les enfans des esclaves qui faisoient à la longue la richesse d’un maître, naissoient en confiance autour de lui ; il étoit seul chargé de leur entretien & de leur éducation. Les peres, libres de ce fardeau, suivoient le penchant de la nature, & multiplioient sans crainte une nombreuse famille ; ils voyoient sans jalousie une heureuse société, dont ils se regardoient comme membres ; ils sentoient que leur ame pouvoit s’élever comme celle de leur maitre, & ne sentoient point la différence qu’il y avoit de la condition d’esclave à celle d’un homme libre : souvent même des maîtres généreux faisoient apprendre à ceux de leurs esclaves qui montroient des talens, les exercices, la musique, & les lettres greques ; Térence & Phedre sont d’assez bons exemples de ce genre d’éducation.

La république se servoit avec un avantage infini de ce peuple d’esclaves, ou plûtôt de sujets : chacun d’eux avoit son pécule, c’est-à-dire son petit thrésor, sa petite bourse, qu’il possédoit aux conditions que son maître lui imposoit. Avec ce pécule il travailloit du côté où le portoit son génie ; celui-ci faisoit la banque, celui-là se donnoit au commerce de la mer ; l’un vendoit des marchandises en détail, l’autre s’appliquoit à quelque art méchanique, affermoit ou faisoit valoir des terres : mais il n’y en avoit aucun qui ne s’attachât à faire profiter ce pécule, qui lui procuroit en même tems l’aisance dans la servitude présente, & l’espérance d’une liberté future. Tous ces moyens répandoient l’abondance, animoient les arts & l’industrie.

Ces esclaves, une fois enrichis, se faisoient affranchir & devenoient citoyens ; la république se réparoit sans cesse, & recevoit dans son sein de nouvelles familles à mesure que les anciennes se détruisoient. Tels furent les beaux jours de l’esclavage, tant que les Romains conserverent leurs mœurs & leur probité.

Mais lorsqu’ils se furent aggrandis par leurs conquêtes & par leurs rapines, que leurs esclaves ne furent plus les compagnons de leurs travaux, & qu’ils les employerent à devenir les instrumens de leur luxe & de leur orgueil, la condition des esclaves changea totalement de face ; on vint à les regarder comme la partie la plus vile de la nation, & en conséquence on ne fit aucun scrupule de les traiter inhumainement. Par la raison qu’il n’y avoit plus de mœurs, on recourut aux lois ; il en fallut même de terribles pour établir la sûreté de ces maîtres cruels, qui vivoient au milieu de leurs esclaves comme au milieu de leurs ennemis.