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choses comme différentes, & que nous les distinguons l’une de l’autre, nous les plaçons dans notre esprit l’une hors de l’autre ; ainsi nous voyons comme hors de nous tout ce que nous regardons comme différent de nous ; les exemples s’en présentent en foule. Si nous nous représentons dans notre imagination un édifice que nous n’aurons jamais vu, nous nous le représentons comme hors de nous, quoique nous sachions bien que l’idée que nous en avons existe en nous, & qu’il n’y a peut-être rien d’existant de cet édifice hors de notre idée ; mais nous nous le représentons comme hors de nous, parce que nous savons qu’il est différent de nous ; de même, si nous nous représentons idéalement deux hommes, ou que nous répétions dans notre esprit la représentation du même homme deux fois, nous les plaçons l’un hors de l’autre, parce que nous ne pouvons forcer notre esprit à imaginer qu’ils sont un & deux en même temps.

Il suit de là que nous ne pouvons nous représenter plusieurs choses différentes comme faisant un, sans qu’il en résulte une notion attachée à cette diversité & à cette union des choses ; & cette notion nous la nommons étendue ; ainsi nous donnons de l’étendue à une ligne, entant que nous faisons attention à plusieurs parties diverses que nous voyons comme existant les unes hors des autres, qui sont unies ensemble, & qui font par cette raison un seul tout.

Il est si vrai que la diversité & l’union font naître en nous l’idée de l’étendue, que quelques philosophes ont voulu faire passer notre ame pour quelque chose d’étendu, parce qu’ils y remarquoient plusieurs facultés différentes, qui cependant constituent un seul sujet, en quoi ils se trompoient : c’est abuser de la notion de l’étendue, que de regarder les attributs & les modes d’un être comme des êtres séparés, existans les uns hors des autres ; car ces attributs & ces modes sont inséparables de l’être qu’ils modifient.

Pour peu que l’on fasse attention à cette notion de l’étendue, on s’apperçoit que les parties de l’étendue, considérées par abstraction, & sans faire attention ni à leurs limites ni à leurs figures, ne doivent avoir aucune différence interne ; elles doivent être similaires, & ne différer que par le nombre : car puisque pour former l’idée de l’étendue on ne considère que la pluralité des choses & leur union, d’où nait leur existence l’une hors de l’autre, & que l’on exclut toute autre détermination, toutes les parties étant les mêmes quant à la pluralité & à l’union, l’on peut substituer l’une à la place de l’autre, sans détruire ces deux déterminations de la pluralité & de l’union, auxquelles seules on fait attention ; & par conséquent deux parties quelconques d’étendue ne peuvent différer qu’en tant qu’elles sont deux, & non pas une. Ainsi toute l’étendue doit être conçue comme étant uniforme, similaire, & n’ayant point de détermination interne qui en distingue les parties les unes des autres, puisque étant posées comme l’on voudra, il en résultera toujours le même être ; & c’est de là que nous vient l’idée de l’espace absolu que l’on regarde comme similaire & indiscernable. Cette notion de l’étendue est encore celle du corps géométrique ; car que l’on divise une ligne, comme & en autant de parties que l’on voudra, il en résultera toujours la même ligne en rassemblant ses parties, quelque transposition que l’on fasse entr’elles : il en est de même des surfaces & des corps géométriques.

Lorsque nous nous sommes ainsi formés dans notre imagination un être de la diversité de l’existence de plusieurs choses & de leur union, l’étendue, qui est cet être imaginaire, nous paroît distincte du tout réel dont nous l’avons séparée par abstraction,

& nous nous figurons qu’elle peut subsister par elle-même, parce que nous n’avons point besoin, pour la concevoir, des autres déterminations que les êtres, que l’on ne considère qu’en tant qu’ils sont divers & unis, peuvent renfermer ; car notre esprit appercevant à part les déterminations qui constituent cet être idéal que nous nommons étendue, & concevant ensuite les autres qualités que nous en avons séparées mentalement, & qui ne font plus partie de l’idée que nous avons de cet être, il nous semble que nous portons toutes ces choses dans cet être idéal, que nous les y logeons, & que l’étendue les reçoit & les contient comme un vase reçoit la liqueur qu’on y verse. Ainsi entant que nous considérons la possibilité qu’il y a que plusieurs choses différentes puissent exister ensemble dans cet être abstrait que nous nommons étendue, nous nous formons la notion de l’espace, qui n’est en effet que celle de l’étendue, jointe à la possibilité de rendre aux êtres coexistans & unis, dont elle est formée, les déterminations dont on les avoit d’abord dépouillés par abstraction. On a donc raison, ajoutent les Leibnitiens de définir l’espace l’ordre des coexistans, c’est-à-dire, la ressemblance dans la manière de coexister des êtres ; car l’idée de l’espace naît de ce que l’on ne fait uniquement attention qu’à leur manière d’exister l’un hors de l’autre, & que l’on se représente que cette coexistence de plusieurs êtres produit un certain ordre ou ressemblance dans leur manière d’exister ; ensorte qu’un de ces êtres étant pris pour le premier, un autre devient le second, un autre le troisième, &c.

On voit bien que cet être idéal d’étendue, que nous nous formons de la pluralité & de l’union de tous ces êtres, doit nous paroître une substance ; car entant que nous nous figurons plusieurs choses existantes ensemble, & dépouillées de toutes déterminations internes, cet être nous paroît durable ; & en tant qu’il est possible, par un acte de l’entendement, de rendre à ces êtres les déterminations dont nous les avons dépouillées par abstraction, il semble à l’imagination que nous y transportons quelque chose qui n’y étoit pas, & alors cet être nous paroît modifiable.

Il est donc certain, continuent les sectateurs de Leibnitz, qu’il n’y a d’espace qu’entant qu’il y a des choses réelles & coexistantes ; & sans ces choses il n’y auroit point d’espace. Cependant l’espace n’est pas les choses mêmes ; c’est un être qui en a été formé par abstraction, qui ne subsiste point hors des choses, mais qui n’est pourtant pas la même chose que les sujets dont on a fait cette abstraction ; car ces sujets renferment une infinité de choses qu’on a négligées en formant la notion de l’espace.

L’espace est aux êtres réels comme les nombres aux choses nombrées, lesquelles choses deviennent semblables & forment chacune une unité à l’égard du nombre, parce qu’on fait abstraction des déterminations internes de ces choses, & qu’on ne les considère qu’entant qu’elles peuvent faire une multitude, c’est-à-dire, plusieurs unités ; car, sans une multitude réelle des choses qu’on compte, il n’y auroit point de nombres réels & existans, mais seulement des nombres possibles : ainsi de même qu’il n’y a pas plus d’unités réelles qu’il n’y a de choses actuellement existantes, il n’y a pas non plus d’autres parties actuelles de l’espace que celles que les choses étendues actuellement existantes désignent ; & l’on ne peut admettre des parties dans l’espace actuel, qu’en tant qu’il existe des êtres réels qui coexistent les uns avec les autres. Ceux donc, ajoutent nos Leibnitiens, qui ont voulu appliquer à l’espace actuel les démonstrations qu’ils avoient déduites de l’espace imaginaire, ne pouvoient manquer de s’engager dans