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porter dans un autre pays si celui qu’on habite cesse de plaire ; enfin que tous les hommes ne sont pas également portés à faire des consommations, il pourra arriver que quelques propriétaires de l’argent fassent des amas de la quantité superflue à leurs besoins.

A mesure que ces amas accroîtront, il se trouvera plus de vuide dans la masse de l’argent qui compensoit la masse des denrées : une portion de ces denrées manquant de son échange ordinaire, la balance panchera en faveur de l’argent.

Alors les propriétaires de l’argent voudront mesurer avec lui les denrées qui seront plus communes, dont la garde est moins sûre & l’échange moins commode : l’argent ne fera plus son office ; la perte que feront les denrées mesurées par l’argent, précipitera en sa faveur la chûte de l’équilibre ; le desordre sera grand en raison de la somme resserrée.

L’argent sorti du Commerce ne passant plus dans les mains où il avoit coûtume de se rendre, beaucoup d’hommes seront forcés de suspendre ou de diminuer leurs achats ordinaires.

Pour rappeller cet argent dans le Commerce, ceux qui en auront un besoin pressant, offriront un profit à ses propriétaires, pour s’en désaisir pendant quelque tems. Ce profit sera, en raison du besoin de l’emprunteur, du bénéfice que peut lui procurer cet argent, du risque couru par le prêteur.

Cet exemple engagera beaucoup d’autres hommes à se procurer par leurs réserves un pareil bénéfice, d’autant plus doux qu’il favorise la paresse. Si le travail est honteux dans une nation, cet usage y trouvera plus de protecteurs ; & l’argent qui circuloit, y sera plus souvent resserré que parmi les peuples qui honorent les travailleurs. L’abus de cet usage étant très-facile, le même esprit qui aura accrédité l’usage, en portera l’abus à un tel excès, que le législateur sera obligé d’y mettre un frein. Enfin lorsqu’il sera facile de retirer un profit ou un intérêt du prêt de son argent, il est évident que tout hommes qui voudra employer le sien à une entreprise quelconque, commencera par compter parmi les frais de l’entreprise, ce que son argent lui eût produit en le prêtant.

Telle a été, ce me semble, l’origine de l’usure ou de l’intérêt de l’argent. Plusieurs conséquences dérivent de ce que nous venons de dire.

1°. La circulation naturelle est interrompue, à mesure que l’argent qui circuloit dans le Commerce en est retiré.

2°. Plus il y a de motifs de défiance dans un état, plus l’argent se resserre.

3°. Si les hommes trouvent du profit à faire sortir l’argent du Commerce, il en sortira en raison de l’étendue de ce profit.

4°. Moins la circulation est naturelle, moins le peuple industrieux est en état de consommer, moins la faculté de consommer est également répartie.

5°. Moins le peuple industrieux est en état de consommer, moins la faculté de consommer est également répartie ; & plus les amas d’argent seront faciles, plus l’argent sera rare dans le Commerce.

6°. Plus l’argent sort du Commerce, plus la défiance s’établit.

7°. Plus l’argent est rare dans le Commerce, plus il s’éloigne de la fonction de signe pour devenir mesure des denrées.

8°. La seule maniere de rendre l’argent au Commerce, est de lui adjuger un intérêt relatif à sa fonction naturelle de signe, & à sa qualité usurpée de mesure.

9°. Tout intérêt assigné à l’argent est une diminution de valeur sur les denrées.

10°. Toutes les fois qu’un particulier aura amassé une somme d’argent dans le dessein de la placer à in-

térêt, la circulation annuelle aura diminué successivement,

jusqu’à ce que cette somme reparoisse dans le commerce. Il est donc évident que le commerce est la seule maniere de s’enrichir, utile à l’état. Or le commerce comprend la culture des terres, le travail industrieux, & la navigation.

11°. Plus l’argent sera éloigné de sa fonction naturelle de signe, plus l’intérêt sera haut.

12°. De ce que l’intérêt de l’argent est plus haut dans un pays que dans un autre, on en peut conclure que la circulation s’y est plus écartée de l’ordre naturel ; que la classe des ouvriers y joüit d’une moindre aisance, qu’il y a plus de pauvres : mais on n’en pourra pas conclure que la masse des signes y soit intrinsequement moins considérable, comme nous l’avons démontré par notre premiere hypothese.

13°. Il est évident que la diminution des intérêts de l’argent dans un état ne peut s’opérer utilement, que par le rapprochement de la circulation vers l’ordre naturel.

14°. Enfin partout où l’argent reçoit un intérêt, il doit être considéré sous deux faces à-la-fois : comme signe, il sera attiré par les denrées : comme mesure, il leur donnera une valeur différente, suivant qu’il paroîtra ou qu’il disparoîtra dans le commerce ; dès-lors l’argent & les denrées s’attireront réciproquement.

Ainsi nous définirons la circulation composée, une concurrence inégale des denrées & de leurs signes, en faveur des signes.

Rapprochons à-présent les sociétés les unes des autres, & suivons les effets de la diminution ou de l’augmentation de la masse des signes par la balance des échanges que ces sociétés font entr’elles.

Si cet argent que nous supposons s’être absenté du Commerce, pour y rentrer à la faveur de l’usure, est passé pour toûjours dans un pays étranger, il est clair que la partie des denrées qui manquoit de son équivalent ordinaire, s’absentera aussi du Commerce pour toûjours ; car le nombre des acheteurs sera diminué sans retour.

Les hommes que nourrissoit le travail de ces denrées, seroient forcés de mandier, ou d’aller chercher de l’occupation dans d’autres pays. L’absence de ces hommes ainsi expatriés formeroit un vuide nouveau dans la comsommation des denrées ; la population diminueroit successivement, jusqu’à ce que la rareté des denrées les remît en équilibre avec la quantité des signes circulans dans le Commerce.

Conséquemment si le volume des signes ou le prix des denrées est indifférent en soi pour établir l’assûrance mutuelle de l’échange entre les propriétaires de l’argent & des denrées, en raison des masses réciproques, il est au contraire très-essentiel que la masse des signes, sur laquelle cette proportion & l’assûrance de l’échange ont été établies, ne diminue jamais.

On peut donc avancer comme un principe, que la situation d’un peuple est beaucoup plus fâcheuse, lorsque l’argent qui circuloit dans son Commerce en est sorti, que si cet argent n’y avoit jamais circulé.

Après avoir développé les effets de la diminution de la masse de l’argent dans la circulation d’un état, cherchons à connoître les effets de son augmentation.

Nous n’entendons point par augmentation de la masse de l’argent, la rentrée dans le Commerce de celui que la défiance ou la cupidité lui avoient enlevés : il n’y reparoît que d’une maniere précaire, & à des conditions qui en avertissent durement ceux qui en font usage ; enfin avec une diminution sur la valeur des denrées, suivant la neuvieme conséquence. Auparavant, cet argent étoit dû au Commerce.