Page:Discours sur les révolutions de la surface du globe, et sur les changemens qu'elles ont produits dans le règne animal.djvu/56

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que cette erreur adoptée par Aristote ait été copiée par ses successeurs, tout cela est possible, naturel même, et ne prouvera cependant rien pour l’existence d’une espèce unicorne.

Quant à l’âne des Indes, qu’on lise les propriétés anti-vénéneuses attribuées à sa corne par les anciens, et l’on verra qu’elles sont absolument les mêmes que les Orientaux attribuent aujourd’hui à la corne du rhinocéros. Dans les premiers temps où cette corne aura été apportée chez les Grecs, ils n’auront pas encore connu l’animal qui la portait. En effet, Aristote ne fait point mention du rhinocéros, et Agatharchides est le premier qui l’ait décrit. C’est ainsi que les anciens ont eu de l’ivoire long-temps avant de connaître l’éléphant. Peut-être même quelques-uns de leurs voyageurs auront-ils nommé le rhinocéros âne des Indes, avec autant de justesse que les Romains avaient nommé l’éléphant bœuf de Lucanie. Tout ce qu’on dit de la force, de la grandeur et de la férocité de cet âne sauvage, convient d’ailleurs très-bien au rhinocéros. Par la suite ceux qui connaissaient mieux le rhinocéros, trouvant dans des auteurs antérieurs cette dénomination d'âne des Indes, l’auront prise, faute de critique, pour celle d’un animal particulier ; enfin de ce nom l’on aura conclu que l’animal devait être solipède. Il y a bien une description plus détaillée de l’âne des Indes par Ctésias[1], mais nous avons vu plus haut qu’elle a été faite d’après les bas-reliefs de Persépolis ; elle ne doit donc entrer pour rien dans l’histoire positive de l’animal.

Quand enfin il sera venu des descriptions un peu plus exactes qui parlaient d’un animal à une seule corne, mais à plusieurs doigts, l’on en aura fait encore une troisième espèce, sous le nom de monocéros. Ces sortes de doubles emplois sont d’autant plus fréquens dans les naturalistes anciens, que presque tous ceux dont les ouvrages nous restent étaient de simples compilateurs ; qu’Aristote lui-même a fréquemment mêlé des faits empruntés ailleurs avec ceux qu’il a observés lui-même ;qu’enfin l’art de la critique était aussi peu connu alors des naturalistes que des historiens, ce qui est beaucoup dire.

  1. AElian, Anim., IV, 52 ; Photius, Bibl., p. i54.