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Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/149

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la porte : les trous étaient creusés, ils n’avaient qu’à sortir. Le cimetière aussi avait appris à faire la guerre ; il ne laissait plus ses morts aller à la débandade, il les rassemblait en compagnie devant la Tuilerie. Il fallait se pencher, soulever une couronne de fleurs, une cocarde tricolore faite de trois haillons pour retrouver un numéro de régiment, un nom. Le couteau d’un camarade avait bien gravé ces choses sur une plaque de ceinturon, mais la rouille les rongeait vite, comme si la mort avait voulu tuer jusqu’à leur souvenir.

Demachy s’arrêta aux premières tombes. Des cadavres avaient été amenés depuis la veille, et attendaient leur fosse, couchés entre les croix. L’un était enveloppé dans une toile de tente, linceul rigide que le sang durcissait encore. Les autres étaient restés comme ils s’étaient battus, la capote terreuse, le pantalon boueux, et sans rien pour cacher leurs visages bouffis ou cireux, leurs pauvres faces violacées, qu’on eût dit barbouillées avec la lie de vin. La tête d’un sergent, pourtant, était voilée. On l’avait enfoncée dans une musette, comme dans une cagoule, et l’on devinait l’horrible blessure, sous ce suaire de sang caillé. Il portait une alliance au doigt. Le bras d’un petit chasseur s’était détendu et semblait barrer l’allée, les ongles enfoncés dans la terre molle. S’étaient-ils traînés depuis les tranchées, pour venir mourir là ?

Parmi les croix blanches et noires, Demachy chercha celle de Nourry, qui avait été tué au Bois des Sources, huit jours auparavant. Le petit Belin l’avait faite avec une grande planche de caisse fendue en deux, et Gilbert la reconnut de derrière, en lisant : « Champag… » Au pied, quelqu’un avait enfoncé une douille d’obus