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Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/151

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meilleur. Il portait ainsi en lui le nom de quelques camarades, laissés dans les petits cimetières de Champagne ou de l’Aisne, ou bien entre les lignes, sur la terre à personne, et il leur parlait, les écoutait se plaindre, ces pauvres hommes que, vivants, il n’avait pas toujours aimés, parce qu’ils étaient parfois grossiers, le geste et l’esprit lourds. Il n’en oubliait aucun et aimait se pencher sur leur souvenir, alors qu’il ne restait déjà plus d’eux qu’un nom banal dans la mémoire oublieuse de leurs copains d’escouade.

Ainsi arrêté sur une tombe, il retrouvait, intacte, son âme d’autrefois, son âme d’avant-guerre, douloureuse et passionnée, qui dormait, usée par la fatigue, la vie misérable, les appétits quotidiens, le frottement des autres. Elle se réveillait ainsi, aux heures de solitude – le temps de souffrir…

— Hé ! vieux, lui cria un brancardier qui le vit s’en aller, ne traîne pas dans le pays. Ils sont mauvais, c’t’après-midi, ils n’arrêtent pas de marmiter.

Il repartit sans hâte, en suivant l’eau, pas pressé d’arriver. Il aurait aimé rester seul, ce soir-là.

Les premières maisons, dont les jardins en friche continuaient les champs, étaient presque habitables, tout juste écornées, par les 210, leurs tuiles envolées devant l’obus comme des nichées de pigeons rouges. Mais, le raidillon monté, c’était le massacre.

On voyait l’église d’abord ; une ruine de clocher sans faîte et une haute muraille démantelée, dont les fenêtres en ogive ouvraient sur le ciel. La petite porte du presbytère, bien droite, gardait ces ruines et, au-dessus de la sonnette, une plaque bleue conseillait innocemment : « Tirez fort. »