Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/92

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— Il avait tout de même raison, l’autre vendu, soupire-t-il.

Puis, comme le sage ne doit considérer que le bon côté des pires choses, il ajoute :

— Comme tu ne fumes pas, tu me donneras le tien, hein ? Je le retiens.

Distraitement, avec une sorte de gêne au cœur, je me rapproche des camarades.

Vairon, monté sur la banquette de tir, regarde par le créneau le grand champ désolé, crevé de trous d’obus comme autant d’accrocs, où s’est brisée la dernière attaque. On peut compter les morts, dispersés dans l’herbe jaune. Ils sont tombés comme ils chargeaient, front en avant ; certains, abattus sur les genoux, semblent encore prêts à bondir. Beaucoup portent le pantalon rouge du début. On en voit un, adossé à une petite meule, qui, de ses mains crispées, tient sa capote ouverte comme pour nous montrer le trou qui l’a tué. Vairon les regarde longuement, rêveur, sans bouger et il murmure :

— Alors, il va falloir aller renforcer les copains d’en face…



Comme je dois prendre la veille le deuxième, je rentre dans le gourbi pour me reposer un peu ; Bréval y est déjà, il écrit. Allongé sur sa toile de tente, les mains sous la nuque, Gilbert rêve. Je prépare mon coin, ma musette pour oreiller, et je m’allonge. On n’entend plus rien que nos respirations égales et, dans les rondins du plafond, le cui-cui pointu des rats.

Bientôt chassés par le froid qui tombe sur la tranchée