Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/94

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Heu… J’pourrais toujours boire du cidre, pas vrai ?… Et puis en douce, ça n’m’empêcherait pas d’me mettre un vieux coup de rhum dans le col. Je dirais « oui ».

Les voilà lancés dans les suppositions insensées, les hypothèses absurdes qui, pendant des heures, les font parler, bercés de fabuleux espoirs. La volière est ouverte : les rêves les plus saugrenus vont s’envoler. Ils imaginent des marchés impossibles, des conditions stupéfiantes que le général en personne vient leur proposer — donnant, donnant — contre leur libération. Et si formidables que soient ces conditions, ils acceptent toujours.

De supposition en supposition, ils en arrivent à offrir un membre, à sacrifier un peu de leur peau pour sauver le reste. Chacun choisit sa blessure : un œil, une main, une jambe.

— Mi, dit Broucke en se grattant, j’donnero min pied gauche… J’in o pas besoin, d’min pied pour travailler à ch’cuve… Et pis, vaut cor mieux rintrer à cloche-pied que point rintrer du tout.

— J’aimerais mieux avoir un œil crevé, moi, dit Fouillard. À quoi que ça sert, d’abord, d’avoir deux yeux ? Tu vois aussi bien avec un… Tu vois même mieux, à preuve que t’en fermes un pour mieux viser.

Ils discutent posément, raisonnablement, chacun faisant valoir ses préférences, et en petites phrases honnêtes ils taillent dans leur chair vive, ils débitent tranquillement leur corps par membres, en choisissant soigneusement l’endroit.

— Non, un œil ça ne se touche pas, dit Sulphart qui a des principes. Une bonne jambe assez amochée,