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L’ACTION

Que le peuple est stupide ! C’est une éternelle race d’esclaves qui ne peut vivre sans bât et sans joug. Aussi ne sera-ce pas pour lui que nous combattrons encore, mais pour notre idéal sacré... Qu’il crève donc de faim et de froid ce peuple facile à tromper, qui va bientôt se mettre à massacrer ses vrais amis !… »[1]

C’est dans ce découragement qu’il faut chercher la véritable cause de la tiédeur avec laquelle Leconte de Lisle participa aux journées de Juin. Tout de même on le voit autour des barricades en compagnie de Paul de Flotte : il apporte de la poudre aux insurgés[2]. Même ses allées et venues semblent suspectes. On finit par l’arrêter en plein faubourg Saint-Germain, dans une ruelle. On trouve de la poudre dans ses poches, on le met en prison. Il y passe quarante huit heures : « les plus longues heures de ma vie », écrivit-il plus tard. Mais son supplice ne dura pas. Ce n’était point un fusil qu’il avait sur l’épaule au moment de son arrestation, c’était l’Iliade qu’il portait sous le bras. On ne lui enleva point son livre. Il continua de traduire Homère sous les verrous. Ce faisant il est persuadé qu’il rentre dans la bonne voie et sert son idéal dans la route qui, décidément sera la sienne[3].

Il commence à distinguer que la foule est peut-être excu sable de n’avoir pas compris l’enseignement qu’on lui apportait : « Qui donc lui a jamais parlé de Liberté, de Vérité ? » Tous les jours davantage, il se persuade que son devoir est de travailler, par l’exaltation de la Beauté, à l’éducation du sens de la liberté parmi les hommes. Il écrit à Ménard :

« Comment un poète ne voit-il pas, que les hommes, voués aux brutalités de l’action, aux divagations banales, aux

  1. Lettre à Paul de Flotte, 1848.
  2. Le 23 juin, Leconte de Lisle accompagné de Louis Ménard allait porter aux insurgés cette formule du coton poudre que Ménard avait découverte.
  3. C’est cette traduction de l’Iliade que Leconte de Lisle achevait vers 1850 et qui fut égarée par l’éditeur Marc Ducloux.