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ESSAI SUR LECONTE DE LISLE

s’absorber en des préoccupations d’un ordre secondaire, sous l’empire desquelles, on vient à subordonner, au gré des sympathies et des antipathies individuelles, les principes aux hommes, et les idées aux faits…[1] »

À tout ce relatif, Leconte de Lisle oppose l’amour que l’artiste doit avoir pour le monde inaltérable des idées, des sentiments, des formes, pour les joies de la pensée, inaccessibles au vulgaire, et il s’avise qu’une contradiction nécessaire existe entre l’idéal d’un parfait artiste et celui d’un parfait démocrate.

L’artiste vit de l’observation des différences, de tout ce qui crée des oppositions de caractère entre les personnalités, et les peuples. Le démocrate, au contraire, rêve d’un nivellement qui abaisserait toutes les barrières de classes et de races. Leconte de Lisle ne se dissimule plus ces incomptabilités, il sent qu’il lui faut faire un choix, il écrit :

« … Les poèmes épiques, n’ont plus de raison d’être du jour où les races ont perdu leur existence propre, leur caractère spécial. Que sera-ce donc si elles en arrivent à ne plus former qu’une même famille, comme se l’imagine la démocratie contemporaine, qu’une seule agglomération parlant une langue identique, ayant des intérêts sociaux et politiques solidaires, et ne se préoccupant que de les sauvegarder ? Mais il est peu probable que cette espérance se réalise, malheureusement pour la paix, la liberté et le

  1. Louis Ménard, exilé pour avoir écrit des vers enthousiastes sur les fusillés du 2 décembre, s’obstina longtemps à voir en beau les hommes et les choses de la Révolution de 48. Mais il finit par se ranger à l’avis de Leconte de Lisle. Dans une lettre, inédite, qu’il lui adresse en Juin 1855, il déclare : « Je ne regrette pas d’avoir écrit mon ouvrage Le prologue d’une Révolution, ni le poème de Gloria Victis où j’ai raconté les fusillades des prisonniers de juin 1848… J’ai été condamné pour avoir diice que tout le monde savait et dont personne n’osait parler… Je n’ai pas à me plaindre de cette condamnation qui m’a fait renoncer à l’étude de notre époque pour m’occuper des Grecs, nos maîtres et nos modèles en politique et en morale, comme en littérature et en art. »