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LE RÔLE DU POÈTE

question que d’un salut que le Centaure, fils antique de la terre, envoie, du rivage thessalien, aux intrépides Argonautes. C’est le poète français qui invente la visite d’Orphée député par les hardis navigateurs, à ce « témoin des anciens jours » pour l’interroger sur le mystère des origines. Et toute la philosophie que Leconte de Lisle se forge du rôle du poète, apparaît dans cette innovation heureuse : Khiron a été le spectateur des heures de la création, il léguera à Orphée la Science et la Sagesse pour, qu’à son tour, il les propage parmi les hommes.

De même que Leconte de Lisle n’a pu se tenir de peindre le poète, tel qu’il l’aperçoit dans une vision extasiée, il lui faut ici mettre en scène l’émotion dont la nature est envahie lorsqu’Orphée prend sa lyre pour chanter l’hymne glorieux, qui révélera, aux générations, les arcanes de la vie :


« Il va chanter, il chante ! Et l’Olympe charmé
S’abaisse de plaisir sur le mont enflammé !
Kybèle aux épis d’or, sereine, inépuisable,
Des grèves où les flots expirent sur le sable
Jusqu’aux âpres sommets où dorment les hivers,
D’allégresse a senti tressaillir ses flancs verts !…
Les dryades, perçant les écorces fragiles
Les Satyres, guetteurs des Nymphes au sein nu,
Tous se sentent poussés par un souffle inconnu ;
Et vers l’antre, où la lyre en chantant les rassemble,
Des plaines et des monts ils accourent ensemble !…[1] »


Cet accueil que la Nature fait à son Roi, sera vite corrompu par l’ignorance, la malice, l’égoïsme, toutes les passions des hommes. Leconte de Lisle « voyant » lui-même, ne se fait point d’illusion à cet égard : il sait que la destinée de cet homme divin qui apporte, dans ses mains, la révélation de Beauté ne peut être que celle d’un Christ. Orphée sera éternellement écartelé par les Bacchantes. La Grèce n’a-t-elle pas voulu, une fois pour toutes, symboliser les larmes

  1. « Khiron ». Poèmes Antiques.