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ESSAI SUR LECONTE DE LISLE

Et Leconte de Lisle n’a pas seulement un respect religieux du « caractère » en art. Il brûle, pour « la vérité » d’une passion égale : si, dans la première édition de ses Poèmes Antiques, il a été amené à placer ses poèmes helléniques avant ses prières hindoues : il souffre de cette violation de la chronologie comme d’une faute lourde. Il la corrige par la suite, quitte à décourager le lecteur, en plaçant, en tête de son recueil, des poèmes indiens comme Bhagavat ; Sûrya ; dont l’intelligence est moins aisée que celle des poèmes grecs[1].

Mais dans le temps même où il a, du détail et de « l’ordre extérieur » de l’histoire, un respect si scrupuleux, par une de ces contractions, qui font un homme vivant et qui ne se séparent guère du génie, il arrive au poète de fausser avec une inconscience, qui a quelque chose de divertissant et d’éblouissant, au gré des passions dont il est possédé, — « l’esprit » de l’histoire.

    pour imposer silence aux faciles ironies de ceux qui reprochent aujourd’hui à l’érudition du poète d’être elle-même quelque peu archaïque, voire en désaccord avec la doctrine du jour.

  1. Ces scrupules d’exactitude faisaient, pour ainsi dire, corps avec l’esprit même de Leconte de Lisle. On a, de cette probité morale, un spectacle émouvant dans les lettres, que pendant le siège de Paris, il écrit à des amis. Le goût qu’il a de se renseigner exactement, à la minute où il est le plus bouleversé éclate ici à travers sa passion patriotique. Il donne les plus minutieux détails des chances de la défense, des conditions de l’approvisionnement : « Nous avons ici cinquante-cinq mille hommes, plus soixante mille gardes nationaux, soit. Mais un périmètre de douze à quinze lieux ne se garde pas avec cinquante-cinq mille soldats… Notre seule et sérieuse défense consiste donc dans la protection des forts, qui croisent leurs feux à cinq mille mètres… » Et le 17 février 1870, il écrit : « Nous avons des craintes sérieuses dont l’objet n’est que trop défini : 300 000 gardes nationaux environ ne travaillent plus depuis le 4 septembre, reçoivent 1 fr. 50 par jour, plus 75 centimes par femme mariée. C’est donc à peu près 676 000 fr. par jour que coûte la Garde Nationale qui ne sert plus à rien. Si l’Assemblée supprime l’indemnité, nous aurons du soir au lendemain, 300 000 hommes sur le pavé, sans travail et sans pain. C’est-à-dire de nouvelles journées de juin 1848. Personne ici ne songe à cela. »