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LA SENSIBILITÉ

Derrière l’ironie, on sent percer ici une vraie souffrance. Cette impuissance pour l’action, que Leconte de Lisle retrouve au fond de soi-même, chaque fois qu’il fait l’inventaire de ses forces psychiques, lui est une cause de tourment.

Son esprit n’admet pas qu’un écrivain prétende se désintéresser des émotions contemporaines pour s’enfermer dans la tour d’ivoire ; c’est l’heure où il formule contre Chénier, que plus tard il chérira, ce reproche inattendu.

« … Il faut être de son temps et l’aimer. Comment Chénier a-t-il pu demeurer tourné uniquement vers des préoccupations littéraires et antiques quand la Grèce moderne luttait pour son indépendance en agonie ? »

D’autre part, dans un billet, écrit vers sa vingt-sixième année, il commente cette opinion :

« Un homme de génie peut fort bien être un égoïste, n’aimer aucun autre que soi, et rester pourtant un homme de génie ; mais celui qui a un noble cœur, qui, toujours, est poussé à se dévouer pour ceux qu’il aime, ne peut être tel, sans posséder, en même temps, une grande intelligence, et s’il y a intelligence il y a virtuellement cœur, alors même que ce mode ne nous serait pas visible et palpable.[1] »

Cet homme « qui a un noble cœur » et une « intelligence » supérieure, n’est-ce point Leconte de Lisle lui-même ? Nul n’a eu, plus que lui, la pudeur de sa sensibilité. À dix-neuf ans, on le voit quitter brusquement Adamolle, cet ami d’enfance à qui il a voué une noble et inaltérable amitié : « Je devais agir ainsi, lui écrit-il : pour nous épargner de trop pénibles moments. »

Ce n’est pas égoïsme, c’est stoïscisme. Quelques années plus tard ; de Dinan, il écrira à son ami Rouffet, qui est allé s’installer à Rennes sans seulement le prévenir : « Vous avez merveilleusement agi. C’est beau. Que de fermeté.[2] »

  1. Lettre adressée à Rouffet à Rennes. Bourbon, 1844.
  2. En 1838.