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LE RÔLE DU POÈTE

a laissée à Paris n’ait été guère : « désolée de le voir partir » ; il trouve : « qu’elle n’est pas assez impatiente de son retour » ; « il n’a de goût à rien parce qu’il est seul ». Et il entre dans des détails, qui émeuvent, lorsqu’on évoque le visage impassible de cet amoureux qui, ici, découvre secrètement son cœur : il craint que, dans l’appartement solitaire, celle qui est la compagne fidèle et charmante de sa vie « n’ait peur ». Il lui recommande : « de fermer les fenêtres s’il fait de l’orage… » Voilà des lueurs qui illuminent, d’un éclat de douceur imprévue, le fond de la sensibilité intime de Leconte de Lisle.

Mais à côté de la sincérité du poète, il y a l’attitude, le désir de s’élever à cette « impassibilité acquise », dont parle Sainte-Beuve, à ce « parti pris », que signale M. Jules Lemaître.

Cette tendance qui, à la fin, l’emportera sur l’instinct, se manifeste, dès le début de sa vie, dans les termes les plus nets. Et l’on se demande, quel est, si l’on descend dans les arcanes de ce cœur, le mystérieux carrefour, où s’affrontent, cette puissance d’élan, et cette volonté têtue de résister à l’émotion ?

Sans doute, c’est une place secrète et douloureuse, où Leconte de Lisle a senti, dès sa première jeunesse, la souffrance presque perpétuelle — à certaines minutes affreusement intense — du découragement. Il parle de ces abattements psychiques avec exaltation, comme « d’un suicide moral ». La principale défiance qu’il nourrit contre l’amour, la raison pour laquelle il refuse « de s’y donner sérieusement » c’est à cause des découragements qu’il apporte.

Il est, d’autre part, intéressant de noter l’importance que prend, dans les préoccupations du jeune homme, l’inquiétude du « blâme ». Il souffrit cruellement d’être désapprouvé. Pour l’homme, comme pour l’artiste, le désir de la gloire est un élan positif, tandis que l’appréhension d’être blâmé est une souffrance d’une certaine façon négative, mais elle est intense, et se prolonge dans les moelles.