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ESSAI SUR LECONTE DE LISLE

ter autour d’elle comme un voile pudique. Pour moi, j’ai levé ce voile. J’ai sèchement analysé l’âme que vous respectez : il ne me reste rien[1]. »

Écartons, en souriant, l’illusion que l’extrême jeunesse aime à se forger de ce qu’elle nomme « son indifférence ». Il reste que l’amour fut surtout, pour Leconte de Lisle, une passion intellectuelle et esthétique.

Un jour — il avait vingt et un ans — il eut la joie d’assister à une représentation théâtrale dont Madame Dorval était l’étoile. Il confessa qu’il fallait « la voir », l’entendre ; il s’écria : « Quels mots rendront l’émotion irrésistible qui fait battre le cœur, en face d’elle ». Mais tout de suite, et une fois de plus dans la crainte que son correspondant se méprit sur la qualité de cette admiration, il précise : « … Soyez pourtant bien persuadé que jamais nulle femme ne m’inspirera d’amour, à moins qu’elle ne ressemble à mes rêves ; car jamais je n’aimerai que mes idéalités, ou plutôt mes impossibilités… »

Ailleurs il s’explique sur ces « idéalités » et sur ces « impossibilités » :

« … Il existe, dit-il, deux amours : l’un positif, ayant pour objet une réalité ; l’autre plus vaste, plus sublime, chantant ses créations, plus belles parce qu’il les a rêvées. L’un arrive à ce moment de la vie où, l’homme pressé de placer sur la première tête qu’il rencontre l’auréole de ses premières sensations ardentes et dévouées peut-être, se passionne et se trompe toujours ; car, ainsi que toutes les passions, cet amour-là ayant son terme, il laisse affreusement vide le cœur qu’il remplissait naguère. L’autre, doux, frais, infini, comme l’idéalité qu’il crée, est l’amour mystique, c’est l’amour de l’âme, celui dont parle Platon…[2] »

Par la suite, pour parler de l’amour tel qu’il le conçoit, le

  1. Dinan, février 1838.
  2. Cahiers intimes de Leconte de Lisle. Manuscrits, 1837.