Page:Dornis - Essai sur Leconte de Lisle, 1909.djvu/247

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
233
LA FIGURE DU CHRIST

Lisle s’est conformé à cette coutume ancienne et qu’il s’est mis ici lui-même en scène sous le nom de ce Simon le Cyrénéen qui rencontre le Christ, défaillant sous la Croix, et, sans le connaître, sans songer à se faire le disciple de sa divinité, — seulement parce qu’il l’aperçoit douloureux, abandonné et sanglant au milieu des outrages et des lâchetés de la foule, — se porte à son aide :


....« … Il voit, accablé de tourments,
Frappé, poussé, raillé, tout assiégé de haine,
Jésus, qui, sous le faix mortel, ploie et se traîne,
Il sent naître en son cœur, tout surpris d’être ému,
Une vague pitié pour cet homme inconnu…
Et saisissant la Croix de sa main rude et forte,
Il en prend une part, la soulève et l’emporte…[1] »


De même, le poète a-t-il certainement songé à quelque personne chère, à celle qui, fidèle, a vécu aux côtés de sa douleur et de son courage, quand il a peint cette Véronique, qui, elle aussi, rencontre le Christ par hasard, et qui écarte la foule hostile, pour venir essuyer, avec tendresse, cette face outragée. Comment expliquer autrement la subite émotion du poète qui éclate dans un mouvement lyrique, où vit, cette fois, l’accent d’une personnelle gratitude :


« Ô femme, qui, parmi ce peuple ingrat et traître,
Osas seule essuyer le front du divin Maître,
Et qui, mieux que du fer dont se vêt le guerrier.
L’abritais de ton cœur comme d’un bouclier ;
Bérénice autrefois, — mais aux cieux Véronique !
Béni soit le transport de ton âme héroïque
Quand, montrant ce que peut le céleste pitié,
Des douleurs de ton Dieu tu prenais la moitié…
Tu cédais, Véronique, à ce divin transport
Plus doux que la bonté, plus puissant que la mort,
Et qui, du jour où Dieu pétrit l’humaine Fange,
Dans le sein de la femme a mis le cœur de l’ange !…[2]  »

  1. « La Passion ». Derniers Poèmes.
  2. Ibid.