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ESSAI SUR LECONTE DE LISLE

Mais il ne se contente pas de rêves. Il oublie qu’il a cinquante-deux ans, que sa vie s’est passée derrière une table de travail, dans l’ombre des Bibliothèques. Il a pris l’uniforme de la Garde Nationale. Le fusil dans les mains, la baïonnette au canon, il passe des nuits sur les bastions, aux avant-postes.

C’est de là que, prêt à soutenir de son effort « la mobile qui se bat bien », il a vu les batailles qui se livrent autour de Paris :

« … La Garde Nationale se mobilise. Nous serons, avant peu, deux cent mille hommes, armés et prêts à nous jeter sur ces misérables. Si nous sommes repoussés, Paris et la France sont perdus.[1] » Jusqu’à l’horizon, les plaines, les coteaux fourmillent de soldats :


« … Sous un large soleil d’été, de l’aube au soir,
Sans relâche, fauchant les blés, brisant les vignes,
Longs murs d’hommes, ils ont poussé leurs sombres lignes,
Et là, par blocs entiers, ils se sont laissés choir…
Victorieux, vaincus, fantassins, cavaliers,
Les voici maintenant, blêmes, muets, farouches,
Les poings fermés serrant les dents et les yeux louches,
Dans la mort furieuse, étendus par milliers.[2] »


Certes, son intelligence se révolte devant « cette stupide et épouvantable chose qu’on nomme la guerre ». Cependant il n’oublie point que, cette fois, la France ne lutte pas pour une conquête, toujours discutable aux yeux du philosophe, elle défend le plus glorieux patrimoine de l’humanité :


« … Mais, sous l’ardent soleil ou sur la plaine noire,
Si, heurtant de leur cœur la gueule du canon,
Ils sont morts, Liberté, ces braves, en ton nom,
Béni soit le sang pur qui fume vers ta gloire !…[3] »

  1. Paris, 25 octobre 1870.
  2. « Le soir d’une bataille, 1871 », en brochure. Poèmes Barbares. 1884.
  3. Ibid.