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LA CONCEPTION DE L’ART

« Lamartine a laissé derrière lui, — comme une expiation, une multitude d’esprits avortés, cervelles liquéfiées et cœurs de pierres — misérable famille d’un père illustre…[1] »

Devant l’horreur d’une telle « expiation » on comprend l’importance que Leconte de Lisle attachait, pour la jeune génération de poètes, au travail d’érudition et de perfection auquel se livrait, sous ses yeux, un Gustave Flaubert afin d’écrire sa Salammbô ou sa Tentation de saint Antoine. Il pensait que cet effort d’art était aussi nécessaire au poète qu’au prosateur. Selon lui, pas un mot, pas une comparaison qui ne fussent des traits de vérité, ne devaient entrer dans ce vers parfait dont il rêvait l’avènement, et dont lui-même, il donnait l’exemple.

Un tel effort pouvait suffire à absorber l’activité d’un artiste, même doué de génie. Leconte de Lisle s’en avisa dès son adolescence. On a de lui une lettre de jeunesse où il subordonnait le goût de la femme au culte de l’art. Il y traitait Ève de créature inférieure, « parce que ses propres sentiments l’occupent plus que l’Idée de la Beauté ». Le bonheur après lequel il courait, c’était la joie d’écrire un beau vers. L’inquiétude particulière qui le torturait, c’était la crainte d’être demeuré « incertain dans la poursuite de sa pensée », insuffisant « dans l’expression ». Voilà des soucis dignes

  1. Si l’on continue à parcourir ces notes, dans lesquelles, en des jugements brefs et aigus, Leconte de Lisle a épingle ses opinions sur des hommes illustres, on est frappé de l’importance que prend de plus en plus à ses yeux, le don de l’expression plastique totalement adéquate à l’idée. Pour avoir négligé d’atteindre cette perfection, Alfred de Musset est traité de : « poète médiocre, d’artiste nul. » Ponsard est « un exporté de province ». Par contre : « Louis Bouilhet a été oublié, injustement, puisqu’il a écrit çà et là de beaux vers de forme parfaite. » Barbier est qualifié de « mouton affublé d’une peau de lion », parce qu’il a publié des poèmes satiriques dont la forme est insuffisante, s’il trouve grâce c’est qu’il a aligné de fort beaux vers dans : Il Pianto. Théophile Gauthier est dit : « Excellent poète, excellent écrivain, à cause de sa passion de la ligne pure. » Alfred de Vigny est proclamé : « un grand et noble artiste » pour être resté, jusqu’à la mort, « fidèle à l’unique religion du Beau. »