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L’ÉPREUVE DU THÉÂTRE

de se donner à lui-même l’âme d’un contemporain de ses héros. Y réussit-il ? Il y avait, pour l’en empêcher, un apport personnel dont il ne pouvait s’affranchir, c’étaient ses supérieures préoccupations d’artiste et de philosophe : c’était son goût impeccable qui ne s’accommodait pas des faiblesses, des obscurités, des répétitions, auxquelles les vrais contemporains d’Agamemnon s’étaient sans doute abandonnés plus aisément encore que les contemporains d’Eschyle.

Le poète moderne a donc introduit, bon gré mal gré, dans sa tragédie, le mouvement, la brièveté, la netteté. Il a fait plus : il rencontrait dans l’âme d’Eschyle et de ses contem-


    d’émotion et de gloire, on lit : « Le théâtre n’attirait pas l’auteur des Poèmes Barbares, la convention scénique lui faisait peur ; il ne voyait, dans une œuvre dramatique, qu’un prétexte à poésie. De plus, il se souciait assez peu, et n’entendait quoique ce soit, à l’art de la mise en scène, si bien que les Érinnyes n’auraient, probablement, jamais connu les feux de la rampe, sans l’intervention d’un ami de l’auteur, érudit et galant homme, Charles Edmond bibliothécaire du Luxembourg, qui, enthousiasmé pour l’œuvre de Leconte de Lisle, porta le manuscrit, à l’insu de l’auteur, au théâtre de l’Odéon. Il entra dans le cabinet de M. Félix Duquesnel, le manuscrit à la main :

    — Avez-vous peur, d’un chef-d’œuvre ?

    — Non !

    — Et s’il s’agissait d’une tragédie, ultra classique, en vers ?

    — Je la lirais sans trembler.

    Trois jours après, Charles Edmond revenait à la charge : « Eh bien, avez-vous lu ? »

    — Oui, je reçois la pièce. Toutefois j’ai une condition à exprimer. L’observation porte sur les mots grecs : j’aimerais mieux Oreste qu’Orestès, Clytemnestre que Klytemnestra. Zeus, Daimon, le Kronide, l’Hadès, et bien d’autres me font peur. Puis nous ferons une musique de scène, à la manière des Allemands. Ces vers qui sont beaux, sonores, gagneront encore à être accompagnés par ce que Mendelssohn appelait la musique de support, c’est-à-dire des introductions, des intermèdes de mélodrame… La distribution est toute faite : pour Klytemnestra, j’ai Marie Laurent ; Taillade pour Orestès. Pour Electra, une débutante. Mademoiselle Broisat, une voix chaude, une jolie figure et des cheveux admirables. Pour Kassandra, nous chercherons. Je ne puis vous offrir Sarah Bernardt : elle est partie pour le Théâtre-Français.

    Charles Edmond revint à l’Odéon avec l’auteur: un homme cor-