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ESSAI SUR LECONTE DE LISLE

Lisle avait traité la question d’argent avec le superbe mépris d’un créole, qui subsiste d’une poignée de riz et dont le tabac est la dépense la plus importante. Brusquement, une brouille de famille, à laquelle il était étranger, fit tomber, à sa charge sa mère et ses deux sœurs. Elle quittèrent Bordeaux et vinrent à Paris lui demander asile[1]. La situation du poète devint insoutenable. Des amis intervinrent, occultement, auprès des pouvoirs publics pour qu’on trouvât moyen de remédier à une situation, si inextricable, dans des formes dont la dignité de Leconte de Lisle ne put prendre ombrage. Catulle Mendès s’épuisa en démarches auprès du Ministère de l’Instruction publique. Les Jobbé Duval furent plus heureux. Ils étaient liés avec une femme, bonne et intelligente, sœur de lait de Napoléon III[2]. Ce fut elle qui informa le souverain des difficultés dont était écrasé un homme de génie.

L’empereur répondit à ces sollicitations secrètes d’une façon qui l’honore : il proposa de confier à l’Imprimerie Impériale la traduction de l’Iliade que Leconte de Lisle venait d’achever ; Gustave Doré illustrerait cette édition d’art. Pour prix de son travail, le poète recevrait une somme de 20 000 francs ; de plus, il serait attaché à une Bibliothèque.

Napoléon III mettait une condition à ces largesses : le poète dédierait sa traduction au Prince Impérial.

À la stupeur de ceux qui avaient plaidé la cause du poète, et au désespoir des siens, Leconte de Lisle, qu’il avait bien fallu mettre au courant, refusa cette combinaison. Elle offensait son républicanisme. Il fit répondre : « qu’il ne saurait dédier la traduction d’un chef-d’œuvre grec à un enfant de deux ans incapable de le comprendre. »

Les négociateurs, en déroute, ne savaient comment apporter une telle réponse au souverain. Mais Napoléon III sourit : « C’est, dit-il, M. Leconte de Lisle qui a raison ! »

  1. Dans son petit appartement du boulevard des Invalides.
  2. Madame Cornu, femme du peintre.