Page:Dornis - Essai sur Leconte de Lisle, 1909.djvu/34

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
22
ESSAI SUR LECONTE DE LISLE

On trouvera dans les Poèmes Tragiques une Villanelle en quatre strophes, écrites — dit l’épigraphe — « Par un calme plat sous l’Équateur. » Ce jour-là le poète a longuement regardé les astres s’incliner à l’horizon, descendre dans la mer, et, tout de suite il a songé, au jour où, de la même façon, mais pour ne plus ressusciter, sombreront :


« ... Le Temps, l’Étendue et le Nombre
Dans la mer immobile et sombre. »


C’est ainsi que le spectacle extérieur des choses contribue, par une pente presque fatale, à abîmer le poète plus profondément dans sa philosophie pessimiste. Il en viendra à ne plus contempler la pleine mer sans songer qu’il a, sous les yeux, l’image du déluge ; à ne pouvoir écouter le fracas d’une tempête sans rêver que l’océan, avec sa « chevelure de flots blêmes », va sortir de son lit pour anéantir tout.

En attendant cette heure — qu’il appelle bienheureuse — où la douleur finira avec la vie, Leconte de Lisle aime la mer qui se bat avec le vent, beugle, rugit, souffle, râle, miaule, bondit : « toute blanche de bave furieuse. » Il l’a adorée dans la nuit de l’ouragan, quand elle roule, mugit « comme un troupeau de bœufs, » multiplie ses bonds, se dresse en convulsions dans l’ombre, livre un assaut désordonné à la falaise celtique qui brise ses fureurs en gerbes ; quand enfin elle apparaît, dans les ténèbres, sous ses blancheurs d’écume, « toute cernée de sombres spectres. »

Plus que tout le reste, le flux marin est, pour Leconte de Lisle, l’emblème de l’universelle destruction. L’enfant qui veut être abusé peut s’exalter l’âme un instant en écoutant la mer divine chanter au loin sur le sable, mais l’homme, qui pense, celui qui connaît le néant de tout, doit regarder la mer avec le même amour qu’il réserve à la mort : comme elle, en effet, l’océan n’a ni trêve, ni hâte, son flot inexorable monte : il sait que tout est promis à son engloutissement.