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L’ÉVEIL DU POÈTE

Il faut recueillir, avec piété, cette note, rare chez le poète, de l’apaisement dans le divin. À cette heure, il se repose en effet lui-même sur le cœur de la Nature. Il apparaît, à ceux qui l’ont connu, avec les traits du Disciple bien-aimé, appuyant sa tête, dans la dernière Cène, contre la poitrine de Celui qu’il nommait son Sauveur.

Ce n’est là d’ailleurs qu’une vision de douceur fugitive. Le monde des oiseaux enferme, lui aussi, ses impitoyables destructeurs. Et voici que déjà le poète s’est détourné de l’amoureux ramier qui « dans les bois songeurs pousse un divin soupir ». Son attention s’accroche à cet impitoyable corsaire, l’albatros, qui a de ses ailes de fer rigidement tendues, » fend le tourbillon du vent. Le poète est fasciné par l’infaillible prunelle de l’aigle, qui s’enlève, descend et remonte en spirale, déployant ses ailes « comme un large et sombre parasol ». Il sourit, avec une gaieté un peu sinistre, au corbeau, gauche et lourd, qui va, sautillant, tantôt agitant ses ailes funèbres, tantôt hérissant ses plumes « comme des flèches. » Mais Leconte de Lisle a besoin d’élargir encore ces visions meurtrières de brigands ailés. Il scrute la nuit : il aperçoit, au sommet de l’Ande, le condor à l’envergure pendante et rouge. Unique témoin des mouvements de cette glorieuse bête de proie, le poète contemple, avec une ivresse que malgré le calme splendide de la description l’on sent frémissante, le vaste oiseau qui, plein d’une morne indolence, agite sa plume, érige son cou « musculeux et pelé » monte, dans un cri rauque où n’atteint pas le vent et :


« … Dort, dans l’air glacé, les ailes toutes grandes…[1] »


Après qu’un écolier a longuement dessiné, sur sa page blanche, les silhouettes immobiles des plâtres de la nature morte, il aspire à surprendre et à enfermer dans un trait qui vit, les attitudes de plus en plus précises de l’être en

  1. « Le Sommeil du Condor ». Poèmes Barbares.