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L’ÉVOCATEUR

« Les chers morts qui l’aimaient au temps de sa jeunesse
Et qui dorment là-bas dans les sables marins…[1] »


Au même moment, Leconte de Lisle écrit, en prose, cette description de son île lointaine qui mérite d’être citée :

« … Quand les pluies de la zone torride ont cessé de tomber par nappes épaisses sur les sommets et dans les cirques intérieurs de l’île où je suis né, les brises de l’Est vannent au large, l’avalanche des nuées qui se dissipent au soleil ; et les eaux amoncelées rompent brusquement les parois de leurs réservoirs naturels. Elles s’écroulent par ces déchirures de montagnes qu’on nomme des ravines, escaliers de six à sept lieues, hérissés de végétations sauvages, bouleversés comme une ruine de quelque Babel colossale. Les masses d’écume, de haut en bas, par torrents, par cataractes, avec des rugissements inouïs, se précipitent, plongent, rebondissent et s’engouffrent. Çà et là, à l’abri des courants furieux, les oiseaux tranquilles, les fleurs splendides des grandes lianes, se baignent dans de petits bassins de lave moussue, diamantés de lumière. Tout auprès, les eaux roulent, tantôt livides, tantôt enflammées, par le soleil, emportant les ilettes, les tamariniers déracinés, qui agitent leurs chevelures noires et les troupeaux de bœufs qui beuglent. Elles vont, elles descendent, plus impétueuses de minute en minute, arrivent à la mer, et font une immense trouée à travers les houles effondrées…[2] »

La faculté de compléter un sens par un sens est à la base de cette puissance créatrice entre toutes, qui s’appelle : le don de l’évocation. Leconte de Lisle, qui a observé, avec une telle ampleur et une si ardente minutie les objets comme les êtres vivants, qui les a peints, d’abord d’après nature, et ensuite par induction à des minutes où il ne lui a point été donné de les apercevoir — est prêt à faire surgir, du

  1. « L’Illusion suprême ». Poèmes Tragiques.
  2. « Étude sur Victor Hugo ». Nain Jaune, 1864.