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ESSAI SUR LECONTE DE LISLE

Il les montre, penchés dans le regret, sur ceux qui ne sont plus, adorant les transformations, perpétuellement accomplies par la Nature, qui, pour la création d’êtres nouveaux, dispose de la matière qu’un instant elle avait prêtée à des formes qui vont s’évanouir. Enfin, le poète note l’ancienneté de ce rêve que se sont forgé les hommes : d’une part l’espoir de la vie future pour une parcelle d’eux-mêmes ; d’autre part — en l’absence de certitude sur ces espoirs d’au delà — l’amour passionné qu’ils ont professé, de tout temps, pour la vie.

Bien qu’il n’ait pas été ému, plus que de raison, par l’avertissement que lui avait donné Sainte-Beuve de « ne pas s’absorber dans l’Inde », Leconte de Lisle sentait cruellement, à la froideur avec laquelle le public accueillait son œuvre hindoue, qu’il lui faudrait renoncer à la joie d’être lu, s’il voulait s’enfermer dans l’unique contemplation de ces mythes. Nous retrouvons, dans ses notes manuscrites, le récit d’une soirée dont le souvenir douloureux et comique a persisté dans sa mémoire à plus de trente années de distance. On l’avait, ce jour-là, supplié de réciter quelqu’une de ses poésies. Il dit, de sa voix sonore, la longue pièce de Bhagavat, encore inconnue. Dès le dixième vers, ce fut de la stupeur. Le poème ne s’acheva pas seulement dans le silence, mais dans l’effroi. Le poète n’avait pas osé s’arrêter court ; il était allé jusqu’au bout par désespoir, par timidité. Il dit, depuis, que, dans toute son existence littéraire, il ne se souvenait pas d’avoir gravi pareil calvaire[1].

Le fait est que cet échec, subi dans un milieu d’amis et de poètes, ne le détourna, pas plus que les railleries de ses adversaires ou les conseils de la critique, de la voie où il s’était engagé.

Jamais Leconte de Lisle ne s’était proposé de mettre,

  1. Chez Madame Sandeau : Paul de Flotte qui avait poussé le poète à dire ces vers s’écria : » Mon pauvre ami ! Ce n’est pas une tuile, c’est toute une cheminée qui nous tombe sur la tête… »