Page:Dostoïevski - Crime et chatiment, tome 2.djvu/31

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et croyez que je puis juger avec impartialité. Le rôle d’arbitre que je m’attribue en ce moment n’est pas une surprise moindre pour mon frère que pour vous. Quand aujourd’hui, après votre lettre, je l’ai prié avec instances de venir à notre entrevue, je ne lui ai nullement fait part de mes intentions. Comprenez que si vous refusez de vous réconcilier, je serai forcée d’opter pour l’un de vous à l’exclusion de l’autre. C’est ainsi que la question se trouve posée par votre fait à tous deux. Je ne veux ni ne dois me tromper dans mon choix. Pour vous, il faut que je rompe avec mon frère ; pour mon frère, il faut que je rompe avec vous. Je veux et je puis être édifiée à présent sur vos sentiments à mon égard. Je vais savoir : d’une part si j’ai dans Rodia un frère, de l’autre si j’ai en vous un mari qui m’aime et m’apprécie.

— Avdotia Romanovna, reprit Loujine vexé, votre langage comporte trop d’interprétations diverses ; je dirai plus, je le trouve offensant, eu égard à la situation que j’ai l’honneur d’occuper vis-à-vis de vous. Sans parler de ce qu’il y a de blessant pour moi à me voir mis sur la même ligne qu’un… orgueilleux jeune homme, vous semblez admettre comme possible la rupture du mariage convenu entre nous. Vous dites que vous devrez choisir entre votre frère et moi ; par cela même vous montrez combien peu je compte à vos yeux… Je ne puis accepter cela, étant donnés nos relations et… nos engagements réciproques.

— Comment ! s’écria Dounia dont le front se couvrit de rougeur : — je mets votre intérêt en balance avec tout ce que j’ai eu jusqu’ici de plus cher dans la vie, et vous vous plaignez de compter pour peu à mes yeux !

Raskolnikoff eut un sourire caustique, Razoumikhine fit la grimace, mais la réponse de la jeune fille ne calma point Loujine, qui, à chaque instant, devenait plus rogue et plus intraitable.