Page:Dostoïevski - Humiliés et offensés.djvu/83

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j’ai dévalisé mon bienfaiteur !… Je suis déshonoré, je suis diffamé à cause d’elle, tiens, vois, vois !…

Et il jeta pêle-mêle différents papiers sur la table. Dans sa précipitation il arracha de sa poche tout ce que sa main put y saisir, et tout à coup quelque chose de sonore et de lourd tomba sur la table… Anna Andréievna poussa un cri. C’était le médaillon qu’elle avait perdu !

Je pouvais à peine en croire mes yeux. Le vieillard frissonna. Le sang lui monta à la tête et colora ses joues. Sa femme était debout devant lui, les mains jointes, et le regardait d’un œil suppliant. La joie et la sérénité de l’espérance rayonnaient sur son visage. Cette rougeur, cette confusion du vieillard… Elle comprenait maintenant comment son médaillon avait disparu !

Elle comprenait que c’était lui qui l’avait trouvé, qu’il en avait été réjoui et que, peut-être, tremblant de plaisir, il l’avait jalousement caché à tous les regards, que seul en secret il avait contemplé avec un amour infini et sans pouvoir s’en rassasier le petit visage de son enfant bien-aimée, que peut-être, lui aussi, il s’était enfermé comme elle l’avait fait, la pauvre mère, pour s’entretenir avec sa Natacha chérie, pour lui faire lui-même des questions et y répondre, que la nuit, tourmenté, plein d’angoisse, la poitrine gonflée de sanglots, il avait peut-être couvert de baisers ces traits adorés, et qu’alors, au lieu de maudire, il avait appelé le pardon et la bénédiction céleste sur celle qu’en présence de tous il voulait renier et maudire. — Cher, cher ami ! tu l’aimes toujours ; s’écria Anna Andréievna, incapable de se contenir plus longtemps devant ce père courroucé qui venait de lui maudire sa Natacha.

À peine le vieillard eût-il entendu ce cri, que la colère étincela dans son regard : il saisit le médaillon, le jeta avec force contre le plancher et se mit à le piétiner avec rage.

— Qu’elle soit maudite à jamais, cria-t-il en râlant, à jamais, à jamais !

— Seigneur, mon Dieu ! s’écria la vieille ; elle ! elle ! ma Natacha ? son petit visage, il le foule aux pieds ! Tyran ! homme cruel ! orgueilleux au cœur de pierre !