Page:Dostoïevski - Inédits.djvu/241

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toujours un homme du type le plus insupportable. Vous tous, messieurs, le connaissez très bien. Son nom est Légion. C’est un homme qui a bon cœur, et n’a rien qu’un bon cœur. Comme si c’était une chose rare à notre époque d’avoir bon cœur ; comme si, enfin, on avait besoin d’avoir bon cœur ; cet éternel bon cœur ! L’homme doué d’une si belle qualité a l’air, dans la vie, tout à fait sûr que son bon cœur lui suffira pour être toujours content et heureux. Il est si sûr du succès qu’il néglige tout autre moyen en venant au monde. Par exemple, il ne connaît ni mesure ni retenue. Tout, chez lui, est débordant, à cœur ouvert. Cet homme est enclin à vous aimer soudain, à se lier d’amitié, et il est convaincu qu’aussitôt, réciproquement, tous l’aimeront, par ce seul fait qu’il s’est mis à aimer tout le monde. Son bon cœur n’a même jamais pensé que c’est peu d’aimer chaudement, qu’il faut posséder l’art de se faire aimer, sans quoi tout est perdu, sans quoi la vie n’est pas la vie, ni pour son cœur aimant ni pour le malheureux que, naïvement, il a choisi comme objet de son attachement profond. Si cet homme se procure un ami, aussitôt celui-ci se transforme pour lui en un meuble d’usage, quelque chose comme un crachoir. Tout ce qu’il a dans le cœur, n’importe quelle saleté, comme dit Gogol, tout s’envole de la langue et tombe dans le cœur de l’ami. L’ami est obligé de tout écouter et de compatir à tout. Si ce monsieur est trompé par sa maîtresse, ou s’il perd aux cartes, aussitôt, comme un ours, il fond, sans y être invité, sur l’âme de l’ami et y déverse tous ses soucis. Souvent il ne remarque même pas que l’ami lui-même a des chagrins par-dessus la tête : ou ses enfants sont morts, ou un malheur est arrivé à sa femme, ou il