Page:Dostoïevski - Journal d’un ecrivain.djvu/177

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
173
JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

convaincu de l’innocence de l’accusé qu’il a consenti à se charger de sa défense. Mais un soupçon méchant ne s’est-il pas immédiatement glissé en vous : « Combien lui a-t-on donné pour sa conviction ? » Car on a vu, et pas très rarement, des prévenus défendus avec la plus belle ardeur qu’on était obligé de condamner parce que leur culpabilité sautait aux yeux. Je ne sais pas s’il y a chez nous des avocats vraiment capables de s’évanouir en entendant prononcer un verdict qui frappe leur client, mais on en a connu qui versaient des larmes. Quoi qu’il en soit, cette profession a ses beaux et ses vilains côtés. Pour le peuple, l’avocat c’est « la conscience louée », et l’appellation n’a rien de flatteur.

Du reste, laissons cela. Je n’y entends pas grand’chose. J’aimerais mieux m’occuper du talent de ces avocats.

Une question difficile se pose : Est-ce le talent qui possède l’homme ou l’homme qui possède le talent ? Il semble qu’un homme ait le plus grand mal à faire obéir son talent, tandis que le talent domine presque toujours son possesseur en l’entraînant où il veut. Gogol raconte quelque part qu’un menteur veut un beau jour raconter une histoire quelconque. Il se peut qu’au début il dise la vérité, mais, à mesure qu’il parle, il se présente à son imagination de si beaux détails qu’il raconte un tissu de mensonges. Le romancier anglais Thackeray nous présente un type de mondain, ayant ses entrées chez de lords et toujours préoccupé du désir de laisser derrière lui, en partant, une traînée de rires. Aussi, réserve-t-il toujours son meilleur trait pour la fin. Il me semble, à moi, qu’il est très difficile de rester véridique, alors qu’on ne pense qu’à « garder le plus beau pour la fin ». C’est une hantise, du reste, si mesquine qu’elle doit, à la longue, enlever tout sentiment sérieux à sa victime. Avec cela, si l’on n’a pas fait une suffisante provision de bons mots, il faut en improviser d’autres, et l’on a dit que « pour un bon mot, certains hommes n’épargneraient ni père ni mère ».

On me répondra qu’avec de telles sévérités il devient impossible de vivre ; mettons que j’aille un peu loin, mais toujours est-il que, chez les hommes de talent, il y a quelques fois une grande facilité à se laisser entraîner hors du

15.