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Page:Dostoïevski - Journal d’un ecrivain.djvu/196

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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

toute l’Europe, nous jugeant trop forts, se serait coalisée et aurait entrepris contre nous une lutte pour notre extermination. Divers gouvernements européens auraient ainsi trouvé un moyen d’en finir avec leurs difficultés intérieures, si bien qu’une pareille guerre leur eût été infiniment profitable sous tous les rapports. En France, par exemple, tous les partis hostiles à l’Empire se seraient réconciliés avec le régime abhorré dans le but de réaliser « l’idée sacrée », — laquelle consiste à vouloir jeter les Russes hors de l’Europe. La guerre serait devenue nationale de ce côté-là. Mais le sort nous a protégés en donnant la victoire à l’Europe, tout en laissant intact notre honneur militaire, si bien que la défaite ne nous a pas paru trop dure à supporter. La victoire nous eût couté bien plus cher !

Déjà une fois le sort nous avait sauvés d’une façon analogue, à l’époque où nous voulûmes libérer l’Europe du joug de Napoléon : il nous donna la Prusse et l’Autriche comme alliées. Si nous avions vaincu seuls, l’Europe, à peine revenue à elle après la chute de Napoléon, se serait jetée sur nous. Grâce à Dieu, la Prusse et l’Autriche, que nous avons délivrées, se sont attribué tout l’honneur des victoires, à tel point qu’elle se vantent aujourd’hui d’avoir seules abattu le tyran, malgré l’opposition de la Russie.

Il serait toujours très dangereux de vaincre en Europe. Notre conquête du Caucase, notre triomphe sur les Turcs, du temps du défunt empereur, tout cela on nous le « pardonne ». On nous a « pardonné » aussi notre action en Pologne, bien qu’une guerre générale ait failli éclater à ce sujet. On nous « pardonne » encore nos annexions dans l’Asie centrale, quoiqu’elles aient produit un effet détestable : on considère cela comme des guerres « privées ».

Néanmoins les sentiments de l’Europe vis-à-vis de la Russie devront changer bientôt. Dans mon « carnet » de mars j’exposais quelques vues sur l’Europe, et il me semblait certain qu’avant peu la Russie serait la plus forte de toutes les puissances européennes. Je n’ai pas changé d’avis. Toutes les autres grandes puissances disparaîtront