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Page:Dostoïevski - Journal d’un ecrivain.djvu/279

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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

d’être Russe. Les parents ne savent pas le mal qu’ils font à leurs enfants en engageant pour eux, dès l’âge de deux ans, une bonne étrangère. Ils n’ignorent pas qu’il y a une terrible habitude physique qui commence chez quelques pauvres enfants dès l’âge de dix ans et qui, si on ne les surveille pas, peut les rendre idiots, en faire des êtres flétris. Je me risquerai à dire qu’une bonne française (c’est-à-dire le français seriné dès les premiers balbutiements) est aussi dangereuse, au point de vue mental, que la terrible habitude en question, au point de vue physique. Passe encore si l’enfant est bête ! il vivra dès lors avec son français imparfait et pauvre, rabâchant de petites phrases monotones, courtes, comme les idées qu’il exprimera : il aura une cervelle de coiffeur et mourra sans s’être aperçu que, toute sa vie, il n’a été qu’un imbécile. Mais, si l’homme a des facultés intellectuelles d’un certain ordre, il souffrira. N’ayant pas un vocabulaire assez étendu pour rendre tout ce qu’il aura dans sa pensée, maniant pendant toute son existence une langue malingre, anémique et volée, il languira dans un effort continuel, incapable d’ouvrir complètement son âme à personne.

Mettons que, plus tard, il fasse l’effet d’un personnage brillant, qu’il commande, qu’il administre avec succès, qu’il en vienne à être satisfait de lui-même, surtout quand il aura fait de longs discours à l’aide de pensées et de mots empruntées à autrui, eh bien ! il sera malheureux quand même, s’il est ce que j’appelle un homme. Il sera toujours dans l’angoisse, atteint d’une faiblesse incurable, comme ces vieillards prématurés, victimes d’une funeste habitude.

Mais quelle mère croira que tant de mal peut résulter de l’entrée dans sa maison d’une bonne française ? Elle ne sera pas seule à blâmer ma façon de voir, et pourtant j’ai dit la vérité sans aucune exagération. On va me dire que, bien au contraire, la connaissance d’une langue étrangère simplifie la vie, épargne bien des difficultés. Comment voulez-vous, ajoutera-t-on, comment voulez-vous qu’il souffre, ce jeune homme charmant, disert, élégant ? Et la mère sourira avec orgueil. Pour-

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