Page:Dostoïevski - Journal d’un ecrivain.djvu/328

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
324
JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

vous, avec un idéal dans l’âme, une femme aimée près de mon cœur et une famille, si Dieu le voulait ? J’aurais fait du bien aux paysans, autour de moi ! Mais voyez, cela est très beau comme je le raconte, et si je le lui avais dit, à elle, c’eût été imbécile ! C’est pour cela que je me taisais fièrement. Aurait-elle compris ? À seize ans ? Avec la cécité, la fausse magnanimité des « belles âmes » ? Ah ! cette belle âme ! Elle était mon tyran, mon bourreau ! Je serais injuste pour moi-même si je ne le criais pas ! Ah ! la vie des hommes est maudite ! La mienne plus que les autres !

Et qu’y avait-il de répréhensible dans mon plan ? Tout y était clair, net, honorable, pur comme le ciel ; sévère, fier, dédaigneux des consolations humaines, je souffrirais en silence. Je ne mentirais jamais. Elle verrait ma magnanimité, à moi, plus tard, quand elle comprendrait. Alors elle tomberait à genoux devant moi. C’était là mon plan. J’oubliais quelque chose. Mais non, là ! je ne pouvais pas !… Assez, assez ! Courage, homme, sois fier ! Ce n’est pas toi qui es coupable. Et je ne dirais pas la vérité ? C’est elle qui est coupable, c’est elle !



V


LA TIMIDE SE RÉVOLTE


Les disputes éclatèrent. Elle voulut faire des prix à elle et surévalua les objets engagés. Il y eut surtout cette maudite veuve de capitaine. Elle arriva pour emprunter sur un médaillon, un cadeau de feu son époux. J’en donnai trente roubles. Elle pleurnicha pour qu’on lui conservât l’objet. Mais sacristi ! oui ! nous le lui garderions ! Elle voulut, quelques jours après, l’échanger contre un bracelet qui valait bien huit roubles. Je refusai net, comme de juste. Sans doute, la gredine dut voir