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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN
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avantageuses, comme ils triompheraient les « sages » ! Et nous serions humiliés et bafouée par eux pendant des années. Grâce à eux surgirait un nouveau nihilisme, négateur comme le premier de la patrie russe. La jeunesse cracherait encore sur son drapeau et sur ses foyers, déserterait ses familles, ânonnerait encore comme des leçons apprises des dithyrambes sur la grandeur européenne écrasant la bassesse russe. Ce serait, d’après elle, un devoir pour la Russie que de se faire aussi petite, aussi insignifiante que possible. — Mais non ! Il nous faut la guerre et la victoire. Avec la victoire viendra la parole nouvelle ; la vraie vie de notre pays commencera et nous ne serons plus endormis par des radotages faussement raisonnables comme avant.

Mais il faut être prêts à tout ; même si nous supposons que des revers nous attendent au début, il ne faut pas nous décourager. Le colosse russe n’en sera pas ébranlé et il finira par avoir son tour. Je n’exprime pas de vaines espérances : je suis sûr de ce que je dis. Notre force, c’est notre confiance dans le colosse russe : toute l’Europe craint que son vieil édifice de tant de siècles ne s’écroule. Nous, nous pouvons nous fier à notre colosse, à notre peuple. Le début de cette guerre populaire a montré que rien chez nous n’est pourri, corrompu, comme le prétendent nos « sages » qui ne songent peut-être qu’à eux-mêmes. Ces « sages » nous ont rendu un service réel. Ils ont complètement rassuré l’Europe au sujet de nos forces. Ils répétaient à l’envi qu’en Russie il n’y avait pas de sentiment national, que nous n’avions pas de peuple à proprement parler ; que notre peuple et ses prétendues idées n’existaient que dans l’imagination de quelques rêveurs moscovites ; que nos 80 millions de paysans n’étaient que de vagues contribuables indifférents et abrutis par l’alcool ; qu’il n’y avait aucune solidarité entre le peuple et le Tzar et que seuls les exemples des cahiers d’écriture faisaient allusion à cette mauvaise plaisanterie ; que tout, en Russie, était démoli ou rongé par le nihilisme ; que nos soldats jetteraient leurs fusils et se sauveraient comme des troupeaux de moutons ; que nous n’avions pas de vivres et n’atten-