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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

petite mère, c’est vous qui êtes déjà un peu… touchée. Vous répandez une senteur insupportable, même pour l’endroit ! C’était par politesse que je me taisais jusqu’à présent…

— Ah ! l’être répugnant ! Il empeste et dit que c’est moi !

— Oh ! oh ! oh ! que le temps vienne bien vite du service qu’on célébrera quarante jours après ma mort ! Au moins j’entendrai tomber sur ma tombe les larmes de ma veuve et de mes enfants !

— Bah ! vous croyez que c’est sur ça qu’ils vont pleurer. Ils se boucheront le nez et se sauveront bien vite…

— Avdotia Ignatievna, dit le fonctionnaire d’un ton obséquieux, bientôt les derniers venus commenceront à parler.

— Et y a-t-il parmi eux des gens jeunes ?

— Il y a des jeunes gens, Avdotia Ignatievna. Il y a même des adolescents.

— Eh quoi ! Ils ne sont pas sortis de léthargie ? interrogea le général.

— Votre Excellence sait bien que ceux d’avant-hier ne se sont pas encore éveillés. Il y en a qui demeurent inertes des semaines entières. Hier, avant-hier et aujourd’hui on en a apporté un certain nombre. Autrement dans l’espace de dix sagènes autour de nous, tous les morts seraient de l’année dernière. Aujourd’hui, Excellence, on a enterré le conseiller privé Tarassevitch. J’ai entendu les assistants le nommer. Je connais son neveu ; celui qui conduisait le deuil a prononcé quelques paroles sur la tombe.

— Mais où est-il ?

— Tout près ; à cinq pas de vous, sur votre gauche. Si vous faisiez connaissance avec lui, Excellence ?

— Oh ! moi, faire la première démarche ?

— C’est lui qui la fera de lui-même. Il en sera même très flatté, fiez-vous en à moi, et je…

— Ah ça ! interrompit le général, qu’est-ce que j’entends là ?

— C’est la voix d’un nouveau venu, Excellence. Il ne perd pas de temps ; les morts sont plus longs que cela à se secouer d’habitude !