Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 1.djvu/104

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— Je vous le dirai plus tard, prononça-t-il à voix basse et d’un ton grave.

— Décidément vous voulez piquer notre curiosité, cria Aglaé : — et quelle solennité !

— Allons, c’est bien, reprit vivement Adélaïde, — mais si vous êtes un si bon physionomiste, certainement aussi vous avez été amoureux ; par conséquent j’ai deviné juste. Racontez donc.

— Je n’ai pas été amoureux, répondit le prince, parlant toujours du même ton bas et sérieux, — je… j’ai été heureux autrement.

— Comme donc ? Par quoi ?

— Eh bien, je vais vous le dire, fit-il.

Son visage avait pris une expression de profonde rêverie.

VI

— Tenez, commença le prince, — en ce moment vous me considérez toutes avec une curiosité qui m’inquiète, car, si je ne la satisfais pas, vous allez vous fâcher contre moi. Non, je plaisante, se hâta-t-il d’ajouter en souriant — Là… là il y avait toujours des enfants et je passais tout mon temps avec eux, avec eux seuls. C’étaient des enfants du village, toute une bande d’écoliers. Je ne dirai pas que je les instruisais, oh ! non ; il y avait pour cela le maître d’école, Jules Thibaut. Je leur apprenais bien quelque chose, si vous voulez, mais surtout je vivais avec eux, et c’est ainsi que se passèrent mes quatre ans. Il ne me fallait rien d’autre. Je leur disais tout, je ne leur cachais rien. À la fin je m’attirai le mécontentement de leurs familles, parce que les enfants en étaient venus à ne plus pouvoir se passer de moi ; sans cesse ils m’entouraient, et le maître d’école finit même par devenir mon plus grand ennemi. Je m’aliénai beaucoup de personnes